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quand le tonnerre des balles et des boulets fait trembler l’air autour d’eux. Lui, tint la tête haute dès le premier coup de canon, et, à chaque nouvelle bordée de mitraille, il relevait le front au lieu de le courber. Durant les quelques jours qu’il passa ainsi dans la tranchée, il montra l’âme d’un héros, et s’attira l’estime et l’admiration universelles. Les généraux, comme les simples soldats, lui témoignaient publiquement leur sympathie ; ils s’étonnaient de trouver dans ce brillant jeune homme du monde, élevé jusqu’à vingt-huit ans au milieu de toutes les délicatesses du luxe, cet oubli complet de toute recherche matérielle, cette facilité à supporter les plus rudes épreuves, et, pour tout dire, cet amour du danger qui avait toujours été sa passion dominante, mais que le monde ne lui connaissait pas. Ils l’entouraient de marques d’affection et lui présageaient le plus brillant et le plus rapide avancement.

Le général Canrobert, parcourant un jour la tranchée, le rencontra sur son chemin au moment où il revenait de porter un ordre. Hélion de Villeneuve, qui l’avait connu à Paris, s’approcha de lui et le salua. Le général, étonné de se voir ainsi abordé par un sous-officier inconnu, lui demanda ce qu’il lui voulait ; il ne pouvait reconnaître dans ce sergent de zouaves, sous les murs de Sébastopol, le brillant jeune homme qu’il avait laissé et qu’il croyait encore peut-être dans les salons de Paris. Villeneuve se fit connaître, et raconta en quelques mots l’histoire de son engagement. Le général Canrobert, bien fait pour comprendre l’héroïsme d’un pareil dévouement, lui tendit la main, l’embrassa et l’emmena sur-le-champ dans sa tente, où il le fit dîner à sa table avec tout son état-major. Depuis ce jour, il le combla de marques de bienveillance et d’amitié, et le traita comme un enfant privilégié au milieu de cette grande famille de soldats dont il était l’idole et le père.