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Je connais tout ce pays comme on connaît un vieil ami d’enfance : je connais ses habitants au milieu desquels j’ai été élevé, qui ont grandi avec moi, et dans lesquels plus qu’en moi-même, peut-être, je me vois et je me sens vieillir. Je connais tous ses arbres, tous ses chemins, toutes ses haies, les fleurs de ses prairies, les détours de la grande route qui le traverse en serpentant, et jusqu’aux moindres accidents du terrain ; et c’était pour moi, je m’en souviens, une joie incomparable de revoir et de saluer ces objets chéris, témoins de mes jeux et de mes premières affections, lorsqu’au moment des vacances, collégien échappé de ma prison, j’entrais comme un triomphateur dans cette heureuse vallée.

À mesure que j’avance dans le voyage de la vie, tous ces souvenirs charmants me sont plus précieux et plus chers le temps ne les affaiblit point dans ma pensée et les grave plus profondément dans mon cœur. Mais leur douceur se mêle de quelque regret, et je me prends à m’écrier avec le grand prédicateur de Notre-Dame, dans une de ses plus admirables conférences « Ô foyer domestique ! maison paternelle où, dès nos premiers ans, nous avons respiré avec la lumière l’amour de toutes les saintes choses, nous avons beau vieillir, nous revenons à vous avec un cœur toujours jeune, et, n’était l’éternité qui nous appelle en nous éteignant de vous, nous ne nous consolerions pas de voir chaque jour votre ombre s’allonger et votre soleil pâlir ! »

Le chemin qui mène de cette campagne bien-aimée au monastère de la Grande-Trappe est court et facile, et je l’ai parcouru bien des fois. J’ai toujours éprouvé un grand charme à visiter cette pieuse solitude, où tant d’hommes obscurs et méprisés devant le monde, mais grands et saints devant Dieu, passent leur vie dans la prière et le travail. Seulement ce chemin est maintenant