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tir comme simple soldat pour la Crimée ; mais le chagrin de la pauvre mère avait été tel, sa répulsion si violente, qu’il renonça à cet espoir et qu’il se promit à lui-même de ne plus lui en reparler jamais. Il se ressouvint qu’en d’autres temps, au moment des émeutes de 1848, il avait promis à sa mère de tout sacrifier pour son bonheur, même ce qu’il considérait comme un devoir, et il résolut de tenir parole. Mais sa mère était digne de lui ; elle comprit que s’il avait dû, en bon fils, lui faire un pareil sacrifice, elle ne devait pas l’accepter. Elle se rappela cette autre parole qu’il lui avait écrite : « Quand on a fait une vilenie, il n’y a plus de bonheur possible en ce monde. » Et dès lors elle se résolut à le laisser suivre sa vocation et sa destinée, sous la sauvegarde de Dieu, s’il persévérait dans les mêmes sentiments. Lutte mémorable de dévouement et de grandeur d’âme, où l’on ne sait lequel on doit admirer le plus, de l’abnégation du fils qui veut sacrifier le bonheur de sa vie à la piété filiale, ou de celle de la mère qui se sacrifie elle-même au bonheur de son enfant.

La noble femme ne tarda pas à comprendre que la vocation de son fils n’était pas un caprice né d’un enthousiasme éphémère, mais qu’elle était réelle, sérieuse, profondément enracinée dans son cœur. Fidèle à l’engagement qu’il avait pria avec lui-même et dont il m’avait confié le secret, jamais il ne lui reparlait de son désir, mais elle le lisait dans tous ses traits, dans tous ses mouvements, dans tout l’ensemble et tout le détail de sa vie. Il était triste, pensif ; son travail accoutumé le fatiguait et le dégoûtait. On voyait que sa pensée était ailleurs, et la pauvre mère, hélas ! n’avait pas besoin de lui demander où.

Alors, avec l’héroïsme d’une mère chrétienne, elle prit son parti elle se dit qu’elle ne voulait pas, qu’elle ne devait pas être un obstacle au bonheur de son fils ; qu’on