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digne de ce nom. Il appartenait aux grandes nations de l’Europe, gardiennes du droit des gens, d’intervenir en faveur du faible opprimé contre le puissant qui voulait se faire oppresseur, et de dire à cet empire russe, presque aussi vaste que l’Océan et plus envahissant que lui : « Tu n’iras pas plus loin, non seulement parce que la justice et la foi des traités s’y opposent, mais parce que l’indépendance et la sécurité de l’Europe entière seraient compromises si tu faisais un pas de plus ! »

Ce n’était donc pas une guerre de don Quichotte que nous allions faire en Orient, et la Turquie en était l’occasion plus encore que la cause. Nous allions y défendre, avec la vieille politique de la France, la dignité et la liberté de toutes les nations de l’Europe nous allions, sans le vouloir et sans le savoir peut-être, défendre mieux encore que cela, l’indépendance de l’Église catholique, menacée par l’envahissement continu du schisme grec.

En effet, si la Russie menace l’Europe comme puissance politique, elle ne menace pas moins l’Église comme puissance religieuse. La foi orthodoxe, comme elle s’intitule, ardente, ambitieuse, unie et comme fondue avec le gouvernement russe lui-même, ne se contente pas de persécuter la vérité catholique à l’intérieur, elle cherche à la persécuter, à la combattre, à l’anéantir au dehors. Elle ne cache pas sa prétention de se substituer un jour à elle, de régner sans rivale à sa place sur l’Église universelle, et de représenter seule dans le monde cette foi du Christ fondée sur Pierre pour l’éternité, et qui, en dehors de Pierre et de ses successeurs, n’est et ne sera jamais qu’erreur et vanité. Or, quand une erreur, quelle qu’elle soit, s’appuie sur une force matérielle immense, qui non seulement la défend, mais la propage et veut l’imposer à tout le monde, elle devient un grand danger