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réfugiée avec ses enfants, franchir l’escalier du palais en face de bataillons qui se laissaient désarmer à mesure qu’ils arrivaient au pont de la Concorde, puis enfin enfoncer les portes extérieures de la Chambre et disparaître dans ses profondeurs avec des gestes menaçants et des cris furieux.

Moment terrible, où nous apparut l’image la plus hideuse et la plus complète de l’anarchie que des Français mêmes puissent voir. Jamais, pour ma part, je n’oublierai l’impression de chagrin et de honte qui me broya le cœur quand je vis de braves soldats, le front baissé, la mort dans l’âme, réduits, par le défaut de commandement et l’inaction de leurs chefs, à subir cette humiliation sans pareille de se laisser désarmer sans combat par des misérables qui emportaient leurs armes en triomphe. Cette impression, l’âme toute militaire d’Hélion de Villeneuve la ressentit sans doute plus vivement encore que la mienne, et peut-être ne fut-elle pas étrangère à la détermination qu’il prit plus tard d’endosser à son tour cet uniforme, le plus noble qui fut jamais, qu’attendaient de si glorieuses réparations.

Quelques instants après l’envahissement de la Chambre, nous entendîmes proclamer par les rues le gouvernement provisoire, puis la république. En traversant le jardin des Tuileries, nous vîmes le palais envahi : à chaque fenêtre, des hommes en blouse brisaient les persiennes et jetaient au vent des papiers déchirés, arrachés au cabinet du roi, pauvres papiers d’État emportant avec eux les dernières pensées d’un gouvernement qui n’était déjà plus.

Le soir même nous prîmes les armes ; nous achetâmes tant bien que mal dans une boutique de fripier des vêtements plus ou moins réguliers de gardes nationaux, et, soldats improvisés d’une société réduite à se défendre elle-même en l’absence de tout pouvoir, nous passâmes