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doux qu’il le remarqua malgré sa grande jeunesse ; puis je me tournai vers la bonne et lui lançai un regard furieux, qu’elle vit bien aussi, car elle dit aussitôt :

« Comme il a l’œil mauvais ! il a l’air méchant, il me regarde comme s’il voulait me dévorer !

— Oh ! ma bonne, dit Jacques, comment pouvez-vous dire cela ? Il me regarde d’un air doux comme s’il voulait m’embrasser !

Tous deux avaient raison, et moi je n’avais pas tort : je me promis d’être excellent pour Jacques, Jeanne et les personnes de la maison qui seraient bonnes pour moi ; et j’eus la mauvaise pensée d’être méchant pour ceux qui me maltraiteraient ou qui m’insulteraient comme l’avait fait la bonne. Ce besoin de vengeance fut plus tard la cause de mes malheurs.

Tout en causant, nous marchions toujours et nous arrivâmes bientôt au château de la grand’mère de Jacques et de Jeanne. On me laissa à la porte, où je restai comme un âne bien élevé, sans bouger, sans même goûter l’herbe qui bordait le chemin sablé.

Deux minutes après, Jacques reparut, traînant après lui sa grand’mère.

« Venez voir, grand’mère, venez voir comme il est doux, comme il m’aime ! Ne croyez pas ma bonne, je vous en prie, dit Jacques en joignant les mains.

— Non, grand’mère, croyez pas, je vous en prie, reprit Jeanne.