« Votre passeport », me cria le factionnaire, il ajouta très bas : « Donnez vingt kopecks et passez. »
« Je donnai vite les vingt kopecks et je m’arrêtai devant une hôtellerie, où j’eus assez de peine à me faire recevoir : tout était plein. L’izba était déjà encombrée de yamstchiks (conducteurs de chevaux et traîneaux). Je pris ma part d’un bruyant repas sibérien composé d’une soupe aux raves, de poissons secs, de gruau à l’huile et de choux marinés. Chacun s’étendit ensuite sur les bancs, sous les bancs, sur les tables, sur le poêle et par terre ; je me couchai par terre, mais je ne pus dormir ; j’avais compté ce qui me restait d’argent : je n’avais plus que soixante-quinze roubles. Avec une aussi faible somme je devais renoncer à voyager en traîneau ; il me fallait achever ma route à pied ; j’avais des milliers de verstes à faire avant de me trouver au delà de la frontière russe, et je devais mettre près d’un an à les parcourir. Je ne perdis pourtant pas courage ; j’invoquai Dieu et la sainte Vierge, qui me procureraient sans doute quelque travail, quelque moyen de gagner ma vie pour arriver jusqu’en France, seul pays au monde qui ait été compatissant et généreux pour les pauvres Polonais. Le lendemain je quittai de grand matin l’izba et Irbite ; en sortant de la ville, le factionnaire me demanda mon passeport ou vingt kopecks ; je préférai donner les vingt kopecks, et bien m’en prit, car à quelque distance de la ville