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buvait toute la journée. Moutier et Dérigny passèrent leur temps posément, un peu tristement, car Moutier attendait avec impatience l’heure du retour, qui devait le ramener et le fixer à jamais à l’Ange-Gardien, près d’Elfy ; et Dérigny était en proie à un chagrin secret qui le minait et qui altérait même sa santé. Moutier chercha vainement à gagner sa confiance ; il ne put obtenir l’aveu de ce chagrin. Le général lui-même eut beau demander, presser, se fâcher, menacer, jamais il ne put rien découvrir des antécédents de Dérigny. Jamais aucun manquement de service ne venait agacer l’humeur turbulente du général ; jamais Dérigny ne lui faisait défaut ; toujours à son poste, toujours prêt, toujours serviable, exact, intelligent, actif, il était proclamé par le général la perle des serviteurs ; du reste, insouciant pour tout ce qui ne regardait pas son service, il refusait l’argent que lui offrait le général ; et quand celui-ci insistait :

« Veuillez me le garder, mon général ; je n’en ai que faire à présent. »

Quand vint le jour du départ, le général était radieux, Moutier bondissait de joie, Dérigny restait triste et grave.

On partit enfin après des adieux triomphants pour le général, qui avait répandu l’or à pleines mains à l’hôtel, aux bains, partout.

Plus de deux cents personnes le conduisirent avec des bénédictions, des supplications de revenir, des vivats, qu’il récompensa en versant dans chaque main un dernier tribut de la fortune à la pauvreté.