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ALFRED DE VIGNY

Sainte-Beuve, il écrivait à Brizeux, son confident le plus intime : «… Sainte-Beuve m’a envoyé son livre. C’est un des plus beaux sujets d’histoire que je connaisse, ou plutôt c’est toute l’histoire de l’àme humaine. J’ai commencé de le lire à ma mère ; elle y goûte autant de charme que moi, quoique le sujet n’ait point pour moi l’attrait de la nouveauté. Il faut que je vous dise, en effet, que la question du jansénisme est de celles que j’ai été amené à étudier à ma sortie du collège. Nicole m’est aussi familier que Pascal dont tes petites Lettres m’avaient introduit dans le cœur de la place du jansénisme bien avant que Sainte-Beuve ait songé à s’en faire l’historien… Je vous conseille de vous procurer ce livre qui me prouve une fois de plus que nous avons tous notre destinée : celle de Sainte-Beuve est vraiment curieuse (i)… »

La destinée ! ce fut le côté étroit et sombre du jansénismie. Ce fut aussi la grande préoccupation de la vie de Vigny ; chaque page de son Journal en porte la marque. Dès l’année 1829, il y consigne cette pensée : « Dieu a jeté — c’est ma croyance — la terre au milieu de l’air et de même l’homme au milieu de la destinée. La destinée l’enveloppe et l’emporte vers le but toujours voilé. » En 1832 : « Je sens sur ma tête le poids d’une condanmation que je subis toujours, ô Seigneur, mais igiiorant la faute et le procès, je subis ma prison. » En 1835, il dit à Mme Dorval en lui envoyant le manuscrit de la Maréchale d’Ancre : a C’est une pauvre défunte qui aurait dû revivre quelque temps

(1) Lettre inédite. — Il aurait pu ajouter dans cette lettre que parmi les livres qu’il avait hérités de son oncle, l’abbé de Baraudin, il avait trouvé un certain nombre d’ouvrages jansénistes, dont les Lettres sur dirers s^ijets de morale et de piété, de l’abbé Du Guet, que Sainte-Beuve comprenait fort judicieusement dans la petite bibliothèque choisie que devait posséder un amateur de Port-Royal non théologien et homme de goût. Ces Lettres de Du Guet en 10 petits volumes in-12° étaient le livre de chevet de l’abbé de Baraudin qui, ainsi que je le dis plus loin avait mis son nom sur la feuille du titre. Et quand je les eus trouvées dans une armoire du Maine-Giraud, elles achevèrent de m’expliquer le moraliste austère que fut Vigny. Evidemment le correspondant de Mme Camillà Maunoir et de Bungener, le poète d’Elna, de Mnîse et des Destinées s’était imprégné de bonne heure de l’esprit de Port-Royal en lisant cet admirable livre de morale et de piété qui était dans toutes les mains chrétiennes, au xviiie siècle.