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par quel prodige ferait-elle entendre aux autres leur voix intérieure ? Mes efforts sur autrui, quelle paradoxale influence leur permettrait de créer l’activité d’autrui ? Un vivant ne se construit pas du dehors. Mon intervention, ah ! comme il faut qu’elle soit opportune, prudente et mesurée pour ne point risquer de faire du mal ! Quelle force étrangère peut entraîner les hommes vers le paradis, puisque le paradis ne leur est pas extérieur ? Les gestes apostoliques, multipliés par les cyniques, ne réussissent qu’à irriter. Une vertu manque à Diogène : celle qui apprend, sans renoncer à soi-même, à ne pas blesser les hommes avec des paroles dures et qui leur restent fermées ; celle qui, tolérance fleurie, engageait Spinoza à interroger sa bonne femme d’hôtesse sur le dernier sermon entendu. Amour intelligent et souple, elle permettait à La Boëtie mourant de choisir entre les aspects de la vérité pour dire à sa femme éplorée de vagues espérances de guérison, tandis qu’à Montaigne, cœur courageux, il exposait les raisons philosophiques de se réjouir d’une mort jeune.

Cette vertu, les stoïciens l’appelaient οίκονομία ; saint Augustin la nomme dispensatio. Le français n’a pour la désigner qu’un mot usé par les siècles et vidé de son riche contenu ancien : discrétion. Je lui redonne sa plénitude perdue et peut-être un peu plus : je lui fais signifier ce faisceau de clarté, de sourire et d’affectueuse réserve qui permet de voir quelle quantité de vérité chacun supportera et de ne jamais jeter sur les épaules des faibles une charge trop lourde. Ainsi entendue, la discrétion suppose un dernier et difficile détachement de soi-même ; elle suppose que notre orgueil et notre humilité sont purgés de toute vanité ;