Page:Ryner - L’Homme-fourmi, Figuière.djvu/90

Cette page n’a pas encore été corrigée

— Qu’y a-t-il ? demandai-je à une fuyarde. Ses antennes, tremblantes de peur, frémirent, comme on bégaie une question stupéfaite :

— Tu ne sens donc pas ?

Elle passa, rapide, trébuchante, roulée dans un vent de terreur.

Et je voyais continuer l’inexplicable panique. La contagion me gagnait. C’est avec un effroi mystérieux que j’interrogeai une ouvrière cachée toute frissonnante dans un trou voisin. Elle me dit, se serrant contre moi.

— Reste ici, à l’abri. Il vient un homme qui, si tu sors, va t’écraser.

Ou plutôt elle ne dit pas : « un homme ». Car je pousse le scrupule jusqu’à être le moins inexact possible dans mes traductions de l’intraduisible. L’homme, pour les fourmis de mon nid, n’était pas désigné d’un seul mot. Elles parlaient rarement du vaste animal redoutable et méprisable, et le nommaient par une définition bizarre que j’essaie d’exprimer. La poltronne m’avait dit, à peu près :

— Une montagne qui marche sur deux pieds va t’écraser !

Je ne restai pas dans l’abri. Je venais d’apercevoir la montagne qui marchait sur deux pieds et quelque chose de nostalgique et d’étrange m’attirait vers elle. Ma pensée humaine avait chassé ma pensée de fourmi, sans lutte, presque sans souffrance. Des souvenirs me possédaient, si intenses