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un peu. Ici j’essaie, par la faiblesse branlante des mots, de dresser la Vénus de Milo devant des yeux qui ne connaissent que la Vénus hottentote. Je sens toute la vanité de ma tentative.

Mais je n’essaierais même pas de dire la beauté féminine à la pierre du chemin. Et, par tant de sens absents, vous êtes fermés comme des pierres. Quels balbutiements d’extase vous indiqueraient les joies de sens que vous n’avez pas, que vous ne pouvez par aucun moyen vous représenter ? Eh ! je ne puis plus, maintenant que je suis réduit a votre condition, me les représenter à moi-même. Au moment du retour à la vie humaine, au moment de l'anamorphose, j’ai perdu, hélas ! ma riche pensée de fourmi. Ma mémoire aujourd’hui dépend de mes organes indigents. Elle n’a pu conserver les souvenirs d’organes sans analogues. Là, je suis un pauvre comme vous. Seulement j’ai des regrets inexprimables, impossibles à préciser pour mon esprit, d’horribles regrets sans souvenirs ballotés en l’obscurité de limbes ; des regrets de damné qui ne peut, même en imagination, jouir une seconde de l’architecture du ciel.

Je regarde mes mains dénuées et sèches. Et je me désespère, songeant que tout un fluide trésor a coulé entre mes doigts et que je n’en puis retrouver une seule goutte.