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J’aurai pu la connaître sans me plaindre : le jour où j’ai hérité de deux millions, j’ai su ne point maugréer contre les exigences du fisc.

Je m’en aperçus plus tard, mon œil, ce récepteur de joies, était plus faible que l’œil humain, resserrait le spectacle précis dans un cercle plus étroit, saisissait d’une étreinte molle les formes éloignées. Mais, compensation qui me charmait, je voyais à la fois en avant, en arrière, et à droite, et à gauche, et au-dessus de moi. Je ne pouvais me rassasier du miracle de cette vision si richement panoramique. L’horizon tout entier noyait mes yeux comme un étrange bonheur synthétique et je haletais presque de volupté à boire ainsi à la fois toute la beauté qui m’entourait.

Et la représentation puissamment inattendue, que mes organes originaux créaient avec des décors usés hier, était un opéra. Dans cette lumière inconnue et rajeunissante, la richesse des choses vues s’accompagnait de la richesse des sons. La terre, par chaque brin d’herbe agité de la brise, par chaque caillou réchauffé d’un rayon, par chaque motte joyeuse d’échapper à l’hiver, chantait l’ivresse du renouveau. Et les pas de mes sœurs, les fourmis, les bruissements d’ailes de nos amis les pucerons, le vol des papillons et des oiseaux, la marche de tous les insectes qui se révélaient à moi, formaient des harmonies de sons en même temps que des harmonies de couleurs et des harmonies de