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leur étrange couleur en songeant : « Voilà donc ce qu’est le gris pour des yeux de fourmi ! »

Je fus jaloux du nouveau Péditant. Sûrement il ne souffrait pas autant que moi. Il n’avait, sans doute, que la pensée humaine, ne sentait pas en lui le heurt de deux êtres. Il n’était pas poursuivi, comme moi, par un affolé qui pense avec des organes impropres à sa pensée. Il n’était pas torturé par un esprit transporté dans un autre cerveau et qui, en ce milieu d’agonie, comme un poisson en notre air trop subtil, s’agite de frémissements et de soubresauts, et qui, toujours haletant, n’aura jamais de noms pour rien nommer de cet univers informe pour lui, inorganisable, réfractaire à son emprise, de ce terrible univers vu avec les yeux d’autrui, avec des yeux si différents, si déformateurs !

Et puis, — j’en avais l’impression angoissante, exagérée, juste pourtant — l’univers que mon remplaçant commençait a connaître était moins varié que celui que je devais apprendre. L’éducation de cet heureux serait relativement facile, tandis que la mienne me paraissait impossible.

Tout m’inquiétait.

Je voyais, vers le sommet de chaque montagne, un abîme affreux qui s’ouvrait et se fermait. Derrière les battants de la première porte, l’entrée de la caverne apparaissait défendue par deux barrières superposées, faites d’étranges rocs, et qui