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Et elle voit, cette fourmi qui me fuit dans une terreur, d’autres couleurs que mes couleurs, un autre univers que mon univers, toute une féerie que je ne puis retrouver en mes souvenirs, que je ne puis plus rêver.

Hélas ! j’ai perdu ma riche pensée, ma riche mémoire, mes riches organes de fourmi. Et tu jouis, fuyante Aristote, de combien de sens dont je n’ai plus aucune idée, en mon singulier appauvrissement.

Mais un bruit de pas trouble mes méditations. Je me retourne, je me redresse, lancé par le ressort d’un espoir fou. Si la fée revenait… Ah ! comme je la prierais de me refaire fourmi, pour toujours cette fois, et en m’affranchissant du trouble de toute pensée humaine, de tout souvenir humain. Oui, je la supplierais avidement. Car je n’ai trouvé que des compensations trop insuffisantes au riche univers perdu. Le baiser est un si pauvre paradis ; la femme est une si irritante femelle.

Je me console un peu, songeant à la longueur de jna vie. La fourmi meurt à huit ou neuf ans. Mais une inquiétude me prend : la destinée comptera-t-elle mon année de fourmi pour un an ou pour un huitième de mon existence ? L’inquiétude grandit, je me rappelle un des premiers mots de M™ Pédi-tant :

— Mais qu’as-tu donc ? Tu sembles vieilli de dix ans depuis hier !