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Le danger passé, ce fut un attendrissement général. Tous ces êtres qui, hier, songeaient à se dévorer, qui guettaient la seconde d’inattention ou de faiblesse où ils pourraient se jeter sur le voisin, le tuer pour ouvrir son enveloppe chitineuse et manger sa chair, tous ces êtres maintenant s’aimaient, se caressaient, se chantaient des musiques tendres et mélancoliques.

Après le premier choc de la joie, nos inquiétudes revinrent. Comme nous étions peu nombreuses ! Combien étaient mortes dans le combat contre les amazones ! combien s’étaient égarées dans la fuite, noyées probablement, et, si un miracle les avait réservées à une autre mort, dispersées, proie qu’on ne pouvait secourir, séparées de notre aide par l’immensité de la rivière ! combien étaient mortes de faim sur l’arbre et combien, ô honte ! avaient succombé aux coups de leurs sœurs affamées…

Pertes irrémédiables. Des enfants ne viendraient pas, incertains et charmants comme l’espérance, remplacer les disparues. Nous avions dévoré nous-mêmes œufs, larves et nymphes. Notre dernière pondeuse était morte sur l’arbre de la faim. Nous étions un peuple sans force et sans avenir ; nous n’étions plus que l’agonie d’un peuple.

Aristote affirmait, irréductible, que notre nation vivrait. Il fallait seulement ne pas se décourager, choisir avec prudence l’emplacement du nouveau nid, et attendre, et vivre obstinément. À l’époque