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actes, tous nos gestes, étaient pour elles prétextes à éloges caressants. Quand nous les invitions à des luttes pacifiques, elles consentaient toujours ; elles combattaient avec une courtoisie exquise et ne se plaignaient point des procédés incorrects, presque hostiles, par lesquels nous obtenions régulièrement la victoire. Ces exilées, heureuses de retrouver une patrie, voulaient se faire aimer de leurs nouveaux concitoyens. Elles y réussissaient lentement. Leur odeur, beaucoup moins désagréable d’ailleurs que celle de fourmis d’une autre espèce, nous devenait de plus en plus familière, nous paraissait de plus en plus voisine de la nôtre. Bientôt nous avions peine à distinguer les larves sorties d’œufs pondus par leurs femelles et les larves qui venaient des nôtres.

La série de malheurs commencée par le grand orage et l’invasion de notre nid semblait fermée. De nouveau nous étions heureuses comme au printemps, plus heureuses même, si doucement émues d’arriver, après tant de défilés d’angoisses, dans l’immensité souriante de la plaine. Et l’hiver approchait, l’hiver, la tiède saison intime, la saison du repos et des longs repas, et des longs sommeils, et des lentes causesries nuancées.

Dans ce peuple qui semblait peu à peu s’engourdir de bonheur, j’étais heureuse. Ma pensée humaine, comme toujours dans les périodes de joie calme, s’effaçait, s’irréalisait de brume et d’éloignement,