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Quoiqu’aucun sentiment expressément religieux ne fût mélangé avec celui-là, il y avait une perception continuelle de sainteté dans l’ensemble de la Nature, — depuis la plus petite chose jusqu’à la plus vaste, — une terreur sacrée, instinctive mêlée de plaisir, — un indéfinissable tressaillement tel que nous l’imaginons quelquefois pour indiquer la présence d’un esprit dépouillé de sa chair... Je ne pouvais éprouver cela parfaitement que lorsque j’étais seul, — et alors cela me faisait souvent frissonner des pieds à la tête avec la joie et la crainte de ce sentiment, lorsqu’après avoir été un certain temps loin des montagnes, je venais à la berge d’un torrent où l’eau brune tourbillonnait parmi les cailloux, ou quand je voyais la première ondulation d’un lointain contre le soleil couchant, ou le premier mur bas, brisé, moussu de la montagne. — Je ne peux pas le moins du monde décrire ce sentiment. Si nous avions à expliquer le sens de la faim corporelle à quelqu’un qui ne l’a jamais ressentie, nous pourrions difficilement le faire par des mots et cette joie dans la contemplation de la Nature m’a toujours semblé venir d’une sorte de faim du cœur, satisfaite par la présence d’un grand et saint Esprit...

Ce sentiment ne peut être décrit par aucun de ceux qui l’ont ressenti. Le mot de Wordsworth : « cela me hantait comme une passion » n’est pas une bonne définition, car c’est une passion. Le point est de définir comment cela diffère des autres passions. Quelle sorte de sentiment humain, superlativement humain, est le sentiment qui aime une pierre pour la pierre elle-même et un nuage pour le nuage ? Un singe aimera un singe pour lui-même et une noix pour son fruit, mais non une pierre pour une pierre. Pour moi les pierres m’ont toujours été du pain...