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sur soi-même, il sera heureux. Voyez s’il est beaucoup de vies, dans l’histoire, plus heureuses que celles des grands paysagistes : souvent malades comme Chintreuil, souvent pauvres comme Corot, souvent misanthropes comme Turner, parfois menacés de cécité comme Troyon, s’ils ont eu pourtant cette vie relativement heureuse dont leurs lettres ou leurs récits témoignent, c’est que leur vie fut passée à admirer. Le malheur est fait d’envie : quiconque admire de tout son cœur n’envie pas. Le malheur est fait de regrets : en admirant, on oublie ; de rancunes : en admirant, on pardonne ; de doutes : en admirant, on croit. Non seulement le malheur individuel, mais le malheur social est fait de ces maux et ne peut être guéri que par ce contrepoison. Le sentiment de l’admiration, en même temps qu’il est la dernière et suprême nécessité pour une vie esthétique, demeure le remède du mal social. C’est l’antidote direct du sot désir d’être admiré, désir qui tue tout enthousiasme, puéril amour-propre qui consume tout amour. On s’élève beaucoup aujourd’hui contre la puissance de l’argent et contre le désir de l’argent. Mais ce n’est point là le mal social. Ce n’en est qu’une des manifestations. Si l’argent est devenu si convoité, c’est que les satisfactions d’amour-propre qu’il donne sont devenues l’objet