Page:Ruskin et la religion de la beauté.djvu/318

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
§3.

On connaît l’histoire de cet esthète fameux qui surprit un pauvre diable tendant la main sur un pont de Londres, en un costume agressivement inesthétique. Ce mendiant était vêtu d’une redingote simplement défraîchie et d’un horrible chapeau de cérémonie. L’esthète, révolté par ce désaccord entre le costume du misérable et sa profession, le mena chez le plus habile tailleur qu’il pût trouver afin de lui faire confectionner à grands frais et d’après les tableaux des maîtres de la National Gallery d’authentiques habits de mendiant. Après quoi il le reconduisit à son pont, et l’histoire ne dit pas qu’il lui offrit de quoi manger. Cet esthète n’était pas un ruskinien.

On conte encore qu’un prédicant, étant venu à passer sur le même pont, s’indigna fort qu’on n’eût pris garde qu’aux apparences extérieures du claquedent et qu’on n’eût point songé à son âme. Il le prit donc par le bras, l’emmena au prêche et après lui avoir ainsi montré comment on gagne la vie éternelle, le renvoya à son pont. Mais l’histoire ne dit pas qu’il lui offrit de quoi boire. Ce prédicant non plus n’était pas un ruskinien. Ruskin, lui, eût conduit le mendiant, non dans un musée ni au prêche, mais dans un grill-room. Il se serait