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Décider, c’est choisir. Si, dans le fouillis d’un buisson, serpentent et se croisent par millions les lignes et les nervures, se creusent les trous des folioles, s’insèrent les angles des stipules et des épines, s’enroulent les cercles des sporanges, les ellipses des vrilles, faut-il, parce que toute Nature est belle, que son dessein disparaisse sous le dessin et sous sa richesse, sa beauté ? Non. La Nature a ses traits caractéristiques. L’Art doit les exprimer. « Il en est des traits comme des soldats : trois cents connaissant leur force peuvent être plus forts que trois mille, moins sûrs de leur but. » C’est justement ce que veut dire, d’ailleurs, le mot dessiner ou désigner, dans les choses, ces qualités que Taine a définies « des manières d’être essentielles de l’objet ». Mais Taine, comme tous les philosophes, entend que l’artiste doit et peut exercer ce rôle de désignateur, selon sa fantaisie propre, ses penchants humains spéciaux, et son tempérament particulier. Il admet qu’en ce faisant, l’artiste devient supérieur à son modèle et que, selon la forte et adéquate expression de M. Cherbuliez, il « débrouille la Nature ». Ruskin n’admet point, même pour cet instant, la supériorité de l’Art sur la Nature. L’artiste n’est pas libre dé choisir à son gré telle ou telle ligne dans la nature : elle lui est imposée par les conditions mêmes de sa vision.