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l’Art parce qu’on étudiera l’homme, car ce n’est pas seulement la vie d’un tableau qu’a retracée Ruskin, c’est aussi le tableau de la vie.

Voici celui de la vie vénitienne, à la fin du XVe siècle, ou plutôt une vue de Venise, comme Turner ou Ziem l’auraient pu rêver. Elle apparaît brusquement dans la trame d’une comparaison entre deux coloristes : Giorgione et Turner. Ruskin veut montrer quelle influence ont sur l’œil et l’âme d’un peintre ses premières impressions d’enfance, le milieu coloré où il vit, et, pour le mieux montrer, il rappelle à ceux qui l’auraient oublié ce milieu :

Une cité de marbre, ai-je dit ? non, plutôt une cité d’or pavée d’émeraudes. Car, en vérité, chaque pinacle et tourelle brillait et brûlait chargé d’or ou repoussé de jaspe. — Au-dessous, respirait longuement la mer immaculée en des remous de flots verts. Profonds, majestueux, terribles comme la mer, les hommes de Venise se mouvaient dans l’empire du pouvoir et de la guerre ; pures comme les piliers d’alabastre, se tenaient ses mères et ses filles ; — des pieds au front, nobles en tout, passaient ses chevaliers. La lueur sombre bronzée de l’armure rouillée par la mer jaillissait, comme une menace, sous les plis de leurs manteaux couleur de sang. Impassible, fidèle, patient, implacable, — chaque mot un arrêt du destin — siégeait son Sénat. Dans leur espoir et dans leur honneur, bercés par le flux des vagues autour de leurs îles de sable sacré, chacun avec son nom écrit et la croix gravée à son côté,