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devenu pur et grand de cœur comme nous ? Êtes-vous aussi devenu un des nôtres ? »

42. Grand de cœur et grand d’esprit — « magnanime », être cela c’est bien en effet être grand dans la vie ; le devenir de plus en plus, c’est bien « avancer dans la vie » — dans la vie elle-même — non dans ses atours[1]. Mes amis, vous rappelez-vous cette

  1. Sans doute, et pourtant si nous prenons la vie de tant de grands écrivains, de tant d’artistes, reconnaissons que bien peu ont entièrement négligé l’autre « avancement dans la vie, dans ses atours ». Combien peu, pour ne prendre que cet exemple, ont dédaigné d’entrer à l’Académie Française ou telle autre forme de pouvoir, de prestige. Tel poète, plongé dans la vie elle-même tant qu’il écrit, sitôt la chaleur de l’inspiration tombée est déjà revenu à l’« avancement dans la vie », dans les « atours de la vie » et de sa main tremblante encore d’avoir voulu suivre au vol la vitesse de sa pensée, il inscrit à la première page du poème qui plane si haut au-dessus de toutes les contingences et de sa propre vie, le nom de la Reine bienveillante à qui il le dédie, afin de faire connaître le rang ; social qu’il occupe, combien il est « avancé dans la vie ». Il tient à ce que les humbles mortels le sachent et les autres reines aussi, afin que les hommes le respectent et que les reines le recherchent, et que tous parfassent ainsi son « avancement dans la vie ». Peut-être ce poète vous dira-t-il que s’il dine chez cette Reine et ensuite lui dédie son livre, c’est parce qu’ayant conscience de l’éminente dignité de « l’homme de lettres », il veut lui faire dans la société la place qu’il doit y avoir, égale à celle des Rois. Pour un peu, à l’en croire, il se dévoue, il immole ses goûts, son talent, à ses devoirs de citoyen de la République des lettres. Pourtant, si vous lui disiez que tel de ses confrères veut bien se charger de ce rôle et qu’il pourra désormais dans l’inélégance et dans l’obscurité travailler sans se soucier des Reines, peut-être se rendrait·il compte alors que c’était en réalité plutôt à sa propre grandeur qu’à celle de l’homme de lettres qu’il se dévouait et que les conquêtes de son confrère ne lui remplaceraient nullement les siennes propres. D’ailleurs l’homme de lettres chargé d’honneurs est-il plus grand qu’un autre, même aux yeux frivoles de la postérité ? C’est fort douteux et un homme de lettres dédaigneux de toute influence, de tout honneur, de toute situation mondaine, comme Flaubert, ne nous apparaît-il pas comme plus grand que l’académicien son ami, Maxime du Camp ? Certes le désir « d’avancer dans la vie », le snobisme, est le plus grand stérilisant de l’inspiration, le plus grand amortisseur de l’originalité, le plus grand destructeur du talent. J’ai montré autrefois qu’à cause de cela il est le vice le plus grave pour l’homme de lettres, celui que sa morale instinctive, c’est-à-dire l’instinct de conservation de son talent, lui