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L’heure passait ; souvent, longtemps avant le déjeuner, commençaient à arriver dans la salle à manger ceux qui, étant fatigués, avaient abrégé la promenade, avaient « pris par Méséglise », ou ceux qui n’étaient pas sortis ce matin-là, « ayant à écrire ». Ils disaient bien : « Je ne veux pas te déranger », mais commençaient aussitôt à s’approcher du feu, à consulter l’heure, à déclarer que le déjeuner ne serait pas mal accueilli. On entourait d’une particulière déférence celui ou celle qui était « restée à écrire » et on lui disait : « Vous avez fait « votre petite correspondance » avec un sourire où il y avait du respect, du mystère, de la paillardise et des ménagements, comme si cette « petite correspondance » avait été à la fois un secret d’état, une prérogative, une bonne fortune et une indisposition. Quelques-uns, sans plus attendre, s’asseyaient d’avance à table, à leurs places. Cela, c’était la désolation, car ce serait d’un mauvais exemple pour les autres arrivants, aller faire croire qu’il était déjà midi, et prononcer trop tôt à mes parents la parole fatale : « Allons, ferme ton livre, on va déjeuner. » Tout était prêt, le couvert était entièrement mis sur la nappe où manquait seulement ce qu’on n’apportait qu’à la fin du repas, l’appareil en verre où l’oncle horticulteur et cuisinier faisait lui-même le café à table, tubulaire et compliqué comme un instrument de physique qui aurait senti bon et où c’était si agréable de voir monter dans la cloche de verre l’ébullition soudaine qui laissait ensuite aux parois embuées une cendre odorante et brune ; et aussi la crème et les fraises que le même oncle mêlait,