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débris du puissant temps passé auquel ils restent suspendus comme des plantes grimpantes : il faudrait, pour les voir tels qu'ils sont, les arracher à leur magnifique appui. Ce sentiment, toujours aussi stérile que bienveillant, est incapable, à Venise, de protéger et même de discerner les objets auxquels il devrait s'attacher. La Venise de la fiction et du drame moderne est une chose née d'hier, une floraison de décadence, un rêve théâtral que le premier rayon du jour réduit en poussière. Aucun prisonnier dont le nom mérite un souvenir n'a traversé « le pont des Soupirs » sur lequel se concentre à Venise l'idéal byronien ; aucun grand marchand de la cité n'a jamais vu ce Rialto sur lequel le voyageur passe avec une émotion palpitante ; la statue que Byron fait invoquer à Falier comme étant celle d'un de ses illustres ancêtres fut élevée à un soldat de fortune, cent cinquante ans après la mort de Falier !

La plus grande partie de la ville a d'ailleurs tellement changé au cours des trois derniers siècles que, si Henri Dandolo, si Foscari sortaient de leur tombe, et, debout sur leur galère, arrivaient à l'entrée du Grand Canal, — cette entrée fameuse, scène favorite des romanciers, où les marches de « la Salute » opposent une première barrière aux eaux qu'elles rétrécissent — ces puissants Doges sauraient à peine dans quel lieu ils se trouvent : ils ne reconnaîtraient plus une pierre de la grande cité dont l'ingratitude les a conduits au tombeau, les cheveux blanchis par les tourments. Les restes de leur Venise sont couchés derrière les massives constructions qui faisaient la joie de la nation sénile ; ils sont cachés dans plus d'une cour où l'herbe a poussé, dans un sentier désert, dans un canal obscur dont les vagues, pendant cinq cent ans, ont rongé leurs fondations avant de les emporter à jamais. Notre tâche sera de les glaner et de