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les sombres réalités de l’histoire. Il se laissait aller à croire qu'une telle ville avait plutôt dû sa création à la baguette d'un magicien qu'à des fugitifs effrayés ; que les eaux qui l'entouraient avaient plutôt été choisies pour lui servir de miroir que pour abriter sa nudité, et que tout ce qui, dans la nature, est féroce et sans pitié : le temps et le déclin aussi bien que les vagues et la tempête, s'étaient réunis pour l'orner au lieu de la détruire et pour épargner encore, dans les siècles à venir, cette beauté qui semble avoir arrêté pour y établir son trône, en même temps que le sable de la mer, celui du sablier.

Et, quoique les dernières années qui ont changé la face de notre monde aient été plus fatales pour Venise que les cinq cents précédentes ; quoique cet admirable panorama ne puisse plus se voir que dans un rapide coup d'œil, tandis que la locomotive secoue les wagons sur les rails ; quoique beaucoup de ses palais soient à jamais détruits, qu'un grand nombre d'autres ne soient plus que des ruines ; son aspect est encore si plein de magie que le voyageur pressé, devant quitter la ville avant que l'éblouissement du premier aspect soit effacé, oubliera l'humilité de son origine et fermera les yeux sur sa profonde dévastation.

Je plains ceux dont le cœur n'est plus accessible aux généreuses charités de l'imagination ; chez qui la fantaisie n'a pas le pouvoir de repousser les impressions pénibles, d'élever ce qui est bas et de tranformer les discordances en un tableau d'une si grande beauté qu'il ne s'efface plus du souvenir : ce travail de l'imagination est le répit accordé à notre tâche d'ici-bas. Les insuffisantes aspirations romanesques qui caractérisent si singulièrement notre siècle peuvent embellir, mais non préserver les