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jusqu'à montrer, à toutes les jointures, des nodosités goutteuses. Après avoir vu cette main, je me mis en quête de la seconde. Je crus d'abord qu'elle avait été brisée, mais, à l'examen, je constatai que ce malheureux n'avait qu'une main et que, par moitié, tout son corps était resté à l'état de bloc. Le visage, aux traits épais et désagréables, devient horrible, grâce à cette demi-sculpture. D'un côté, le front est couvert de rides ; de l'autre, il est lisse ; le bonnet ducal n'existe qu'à moitié ; une seule joue est terminée, la robe d'hermine, elle-même, imitée d'un côté jusque dans ses moindres poils, se perd de l'autre côté, dans un bloc fruste.

L'artiste a évidemment supposé que son œuvre ne serait jamais vue que de profil et que nul n'aurait l'idée de l'examiner d'en haut. Ce procédé manque d'honnêteté, car il transforme un portrait en un masque hideux et témoigne d'une froideur de sentiment qui touche à l'abaissement moral. Quel artiste de cœur eût pu, en reproduisant les traits peu majestueux de ce vieillard, rendus saintement solonnels par la mort, supputer le compte des sequins que pourrait lui rapporter chaque veine scrupuleusement reproduite ?

Surprendrai-je le lecteur en constatant que le sculpteur d'une aussi misérable tromperie n'a pas déployé un grand talent ? Ce monument est un fouillis d'ornements fleuris, ressemblant à ceux que fait à la plume un maître d'écriture. On y voit des enfants enfourcher, de leurs grosses jambes, des dauphins incapables de nager, ramenés sur le rivage au moyen de mouchoirs de poche étendus. Maintenant, voici le nœud de cette affaire, son côté le plus intéressant ; ce monument — élevé à un Doge déshonoré — qu'on cite comme l'œuvre la plus glorieuse de la Renaissance vénitienne, est l'œuvre d'un sculpteur qui en 1487, fut banni de Venise pour faux !