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pleine lumière — une lumière favorable — de façon à ce que toutes les parties en soient bien vues. Celui-ci est en meilleur état que nombre de tableaux de nos musées et très remarquable par la façon nouvelle et étrange dont le sujet est présenté. Il semble avoir été peint plutôt pour l’heureuse satisfaction de l’artiste que pour le mérite de la composition ; l’horizon est si bas, que le spectateur doit s’imaginer qu’il est couché tout de son long sur l’herbe, ou plutôt parmi les luxuriantes broussailles dont se compose le premier plan. Au milieu d’elles est tombée, au pied de la croix, la robe sans couture du Christ ; les ronces et les herbes folles recouvrent, de place en place, ses plis d’un rouge pâle. Par derrière, on voit à travers les broussailles, les têtes d'une troupe de soldats romains se détachant sur le ciel ; leurs piques et leurs hallebardes forment une épaisse forêt montant vers les nuages de l'horizon. Les trois croix sont élevées à l’extrême droite du tableau ; le centre est occupé par les exécuteurs ; l’un d'eux, debout sur une échelle, reçoit de l’autre l’éponge et l’écriteau avec les lettres INRI. La Vierge et saint Jean sont à l’extrémité de gauche, merveilleusement peints, comme tout le tableau, mais personnages secondaires. En résumé, le but de l’artiste semble avoir été de transformer le principal en accessoire et l’accessoire en principal. On regarde d’abord l’herbe, puis la robe rouge, puis les lourdes piques lointaines, puis le ciel, puis enfin la croix. Comme coloris, ce tableau est d’une excessive modestie. Pas une seule note brillante ne s’y fait remarquer et pourtant la couleur est exquise dans tout l’ensemble ; pas une seule touche qui n’en soit délicieuse. A noter aussi — la peinture étant restée dans toute sa fraîcheur — que le Tintoret, comme presque tous les grands coloristes, a redouté d’employer les verts clairs. Il se sert souvent de verts bleus pour le feuillage de ses arbres, mais ici, où l’herbe est en pleine lumière, elle est peinte dans une gamme de bruns sobres et variés, surtout lorsqu’elle touche la robe rouge. C’est un tableau de la plus noble manière du Tintoret ; et je le considère comme sans prix. Il y a quelques années, il fut, je crois, nettoyé, mais sans être détérioré ou, du moins, aussi peu que peut l’être un tableau qui supporte un procédé quelconque de nettoyage.

La Résurrection (sur le grand autel). La partie inférieure de ce tableau est entièrement cachée par un temple en minia-