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apprécier l’autre ensuite, et que nous reconnaîtrions la seconde entre mille, si nous avions, une seule fois, entrevu la première.

On a accusé Ruskin d’être un moraliste puritain parce que, dans les Sept lampes, son esprit s’est fixé, tout d’abord, sur la Bonté. On lui a reproché ensuite d’être un esthète, un dilettante, parce que, dans les Lois de Fiesole, il a suivi la méthode opposée ; et comme, à notre époque, il est aussi monstrueux, pour un artiste, d’être vertueux que, pour un moraliste, d’être artiste, les fous se sont alliés aux sages pour le railler et l’anathématiser. Il semble aussi sacrilège à un puritain de glorifier le xive siècle catholique, parce que son âme « a éclaté en floraison d’Arnolfo, de Giotto, de Dante, d’Orcagna et de leurs pareils[1] », qu’il peut paraître étroit à un esthète de préférer aux « sonneries de fanfare » et aux effets de draperie de Ghirlandajo l’air que Giotto siffle « sur les quatre notes de son pipeau de berger[2] ».

Mais, de même que Ruskin est homme avant d’être chrétien, et parvient ainsi à comprendre ce qu’il y a d’élevé et de noble dans l’idéal payen, il est homme également avant d’être religieux ou artiste, et ne parvient pas à séparer deux idées, deux images que Dieu a si harmonieusement unies dans sa nature.

Ces deux ordres d’idées se confondent d’ailleurs : L’idéal payen n’est-il pas surtout esthétique, l’idéal chrétien, surtout moral ? Le Paganisme ne tend-il pas à s’affranchir des limites de la réalité par le rêve d’un monde plus brillant, et ses Dieux ne sont-ils pas de grands hommes, des héros ? Le Christianisme ne trouve-t-il pas son salut dans sa foi en un monde meilleur et son Dieu n’est-il pas la Toute Bonté ? Qui parvient à comprendre la noblesse de ces deux formes de libération ne doit-il pas aussi unir, dans un même culte, la Beauté et la Bonté, l’Art et la Religion, et Ruskin n’exprime-t-il pas l’aspiration la plus haute que notre âme européenne, que

  1. Santa-Croce, § 6.
  2. La Porte d’Or, § 20.