Page:Ruskin - Les Matins à Florence.djvu/29

Cette page a été validée par deux contributeurs.

connues et méprisées, ces deux Sœurs ennemies ne se seraient pas perdues pour nous et n’auraient pas permis au scepticisme utilitaire de prendre tant de place dans notre existence. Pour n’avoir pas assez goûté la joie de vivre et d’aimer au sein d’une nature amie, le Christianisme a laissé s’éteindre le feu ardent du sacrifice sous la cendre de l’ascétisme et de l’indifférence. Pour s’être livré à cette joie dans l’affirmation orgueilleuse de sa force, le Paganisme a vu tarir les sources de sa sagesse et de son généreux héroïsme au soleil brûlant d’une insatiable sensualité.

Chaque fois qu’au cours de l’histoire les deux Ennemies se sont réconciliées et que la vie instinctive a bien voulu se laisser guider par les sentiers abrupts et étroits d’une aspiration exclusive, l’âme européenne s’est trouvée exaltée au-dessus d’elle-même ; et, si l’on peut songer, pour l’avenir, à une renaissance religieuse, c’est à la faveur de l’alliance définitive de ces deux tendances que l’on peut seulement espérer l’entrevoir.

Des deux écoles constructives qui ont dominé la pensée européenne, à la fin du xixe siècle, l’école allemande de Wagner et de Nietzsche et l’école anglaise de Ruskin et de Carlyle, cette dernière s’est trouvée mieux placée pour unifier la pensée chrétienne, dont elle était encore pénétrée, avec l’aspiration payenne, vers laquelle l’attiraient son culte pour l’héroïsme et son adoration presque mystique pour la nature. C’est à ce point de vue surtout que nous désirerions considérer l’œuvre de Ruskin, et plus particulièrement ces Matins à Florence.

*

La grande force du penseur est d’être en même temps artisan, d’exercer un métier manuel ou intellectuel, dans la pratique duquel il puisse éprouver la valeur des généralisations auxquelles il se livre, aux heures de loisir. La grande force de Ruskin est d’avoir été, en même temps, dessinateur et critique d’art, copiste et philosophe. S’il s’était contenté