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la Revue des Deux Mondes (1860) le signalaient seules à l’attention de la France. Pendant bien longtemps, et jusqu’aux dernières années de la vie de son chef, il a semblé que le mouvement ruskinien ne passerait pas la mer et ne présenterait jamais, pour l’Europe, qu’un intérêt de curiosité, tout extérieur. L’obstacle offert par la différence des langues, à notre époque cosmopolite, est encore si considérable que ce ne fut qu’un demi-siècle après les retentissantes victoires remportées par Ruskin en faveur de Turner et des Préraphaélites, quand son grand âge l’obligeait à se retirer de la lutte et lui interdisait toute production nouvelle, que ce voile commença seulement à se lever pour nous et que sa pensée nous apparut dans toute son ampleur, dans toute son émouvante actualité.

On considère trop souvent Ruskin comme un théoricien ayant perdu contact avec la réalité, ou comme un héros ressuscité du passé pour nous rappeler — vainement — la pureté et la gloire de nos antiques traditions, loin desquelles nous entraînent des forces fatales auxquelles nous tenterions en vain de résister. On songe trop à la campagne qu’il mena, dans la vie, contre la misère, contre la laideur, contre l’utilitarisme envahissants ; on songe trop à la défaite qu’il essuya, et qu’il devait nécessairement, utilement, essuyer. Mais on ignore, parce qu’on ne la voit pas, parce qu’elle ne se révèle par aucun signe objectif et concret, la campagne qu’il mena, dans les cœurs, pour l’Art et pour le Christianisme, et l’éclatante victoire qu’il remporta, qu’il lui fut donné de remporter.

C’est peut-être sa seule faiblesse d’avoir assez douté de sa mission pour avoir voulu la fixer dans des faits, et d’avoir ainsi violenté son époque pour lui arracher un gage de succès qu’elle ne pouvait encore lui apporter spontanément. Que n’a-t-il laissé à d’autres la fondation de Saint-George’s Guild, la restauration des rouets de Langdale et de Keswick