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L’ÉLIMINATION DU PESSIMISME

n’être pas en reste avec la bonne Minna dut contribuer spécialement à ses premières manifestations.

A la fin de 1792, Benjamin aima de nouveau, ce qui s’appelle aimer, avec toute la profondeur brève et quelques unes des illusions de l’amour. On aurait pu le prédire. La passion est une maladie ; un affaiblissement général lui prépare ordinairement le terrain et en annonce l’explosion ; les âmes les plus refermées par la douleur ou les plus desséchées [ » ar l’ennui font aussi le plus beau feu de joie. Le 5 novembre, Benjamin envoie à M"" de Gharrière un véritable dithyrambe en l’honneur d’une femme qu’il ne lui nomme pas : morceau curieux, l’un des rares qu’il ait écrits dans la manière sentimentale emphatique et que l’on puisse rapprocher par là de certain romantisme :

Le 5 Novembre 92.

1 Je suis resté longtemps sans vous écrire. Ma situation plus encore que ma paresse en est cause. Des lettres qui doivent traverser 3 ou 4 armées ennemies sont difficiles à composer et ennuyeuses à lire. Cependant je ne veux pas que vous attribuiez mon silence à mon oubli et j’aime mieux vous adresser quelque insipide épître que de rester plus de temps sans vous répondre. Mais de quoi vous parler ? De moi" ? A quoi bon ? De petits chagrins, des ennuis de tous les jours, l’indifférence fille du mariage, la dépendance fille de la pauvreté, voilà mon sort. Vaut-il la peine d’être décrit ? Je pourrais bien vous révéler ma grande consolation, une consolation qui l’ait le bonheur de ma vie, qui m’a procuré tout ce que j’avais espéré ailleurs et tout ce qui me manquait. Mais je ne veux ni encourir un blâme inutile, ni vous forcer au silence et la connivence sur quelque chose que vous pourriez trouver immorale. Qu’il vous suffise que je sois heureux autant que je puis l’être dans mes circonstances, et heureux par le hasard le plus singulier, par la trouvaille la plus inattendue et la plus étrange, par la réunion la plus hétérogène de malheurs, de vertus, de fautes, de charmes et de faiblesse. Cela durera-t-il ? j’en doute. Je dis avec Caliste, cela ne finira pas bien, mais en attendant je jouis, et cette incertitude même et la mélancolie qu’elle cause m’attachent davantage aux heures qui s’écoulent et qui ne reviendront plus. Peut-être suis-je trompé. Je ne le crois pas, mais cela se peut et que je sois la dupe la plus méprisable et la plus stupide. Ah ! si cela est, bénie sois-tu, erreur douce et consolante qui m’a tirée de mon affreuse apathie, qui a ranimé ma léthargique existence, qui a rouvert un cœur égo’i’ste et sec à un sentiment bienveillant. Ne m’abandonnes pas, erreur chère, ne me laisse pas retomber dans le supplice de ne tenir à rien au monde, de n’être occupé que de moi. charme-moi, trompe-moi jusqu’à mon dernier soupir. Je viens à toi les yeux fermes et je ne les rouvrirai que si tu m’y forces. Bonheur de la confiance et de l’abandon, délices d’un intérêt mutuel, vous m’avez rendu tous, santé, esprit, jouissances de tout genre. Si vous êtes des illusions, bénies soyez-vous, bénies soient les larmes que vous me faites répandre, béni le sentiment de sympathie que vous me rendez

. Lettre presque entièrement inédite. Il serait curieux de la comparer avec celle d’ « après le 20 septembre » 1792, qui contient sur l’amour une déclaration dégoûtée bien amusante.