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du mot et de la musique. De ces merveilleux drames, Bruckner n’étudia que la musique, et c’est au musicien seul qu’allait son immense admiration. En dehors d’elle, rien ne l’intéressait, ni littérature, ni peinture, ni arts plastiques ; la politique, pas davantage. Aussi la conversation était-elle, presque impossible dès qu’on sortait de son domaine à lui. Et cet homme, qui, avec une incomparable énergie et une volonté qui vint à bout de tous les obstacles, n’avait cessé d’approfondir l’étude de la musique jusqu’à quarante ans, n’a pas eu un instant l’idée de s’arrêter à d’autres connaissances ni d’enrichir son esprit par la littérature ou la science. Son tempérament exclusivement musical et religieux n’aspirait à rien de plus.

Sa nature sérieuse, son esprit travailleur, son fond si religieux furent sans doute cause qu’il ne s’égara jamais en aucune aventure romanesque ; il ne connut ni les déchirantes désillusions de Beethoven, ni l’aventureuse vie de Liszt, ni les tragiques amours de Wagner. Non point qu’il ait eu l’âme fermée à l’amour ; il n’était pas non plus, comme Brahms, un célibataire endurci, bien qu’il ne se mariât jamais ; sa jeunesse, disait-il lui-même, ne lui parla que de misère, et, alors, il ne put songer à fonder un foyer ; et quand l’aisance vint, il était déjà trop tard.

Au physique, Bruckner nous apparaît comme au moral ; point de dureté dans les traits ; de ses petits yeux profonds se dégage une douce impression de calme et de sérénité ; seuls, le front haut et le nez fortement arqué disent l’énergie et la volonté de cette nature.

L’aspect extérieur, simple, naïf et bonhomme, de Bruckner aurait à peine pu faire deviner le symphoniste puissant et génial qu’il était. Bruckner restera, comme Beethoven et comme Brahms, un des géants de la symphonie. Exclusivement musicien, comme nous l’avons vu plus haut, il est tout naturel que Bruckner soit toujours resté dans le domaine de la musique pure. Le plan de ses symphonies est celui de Beethoven, souvent même avec des développements plus longs, ce qui nuit parfois à la concision. Quant à l’orchestration, elle est toute moderne et se ressent fortement de l’influence wagnérienne. Mais la pensée est toujours bien personnelle et bien originale, et l’intérêt est sans cesse renouvelé par des thèmes nouveaux, des rythmes variés, parfois étranges, toujours intéressants. Les thèmes sont infiniment changeants, enveloppés d’harmonies sans cesse nouvelles, superposés les uns aux autres ou se suivant tour à tour ; jamais un moment de repos pour l’auditeur, qui se sent continuellement entraîné dans de nouveaux domaines.

On a souvent reproché à Bruckner d’être froid, de manquer de passion dans ses œuvres. Ce reproche est certainement exagéré. Le compositeur n’était pas impassible ; sensible aux charmes de la nature, âme douce et tendre en même temps qu’énergique et fière, mais sans passion violente, sa musique est le reflet fidèle de cette nature pour ainsi dire « olympienne ». Sans doute, on n’y trouvera pas ces éclats, ces cris de douleur, de révolte, ces longues plaintes d’infinie tristesse comme dans Beethoven, ni la mélodie continue, phrase d’espoir, d’amour, de passion torturée ou triomphante comme dans Wagner. Chez Bruckner, il n’y a pas cette diversité dans les sentiments ; le chant se déroule presque toujours large et calme, magnifié par un souffle religieux intense qui donne aux œuvres du maître un caractère de grandeur et de majesté. Ce qui le caractérise encore et ce qui a pu le faire ranger parmi les « impassibles » en musique, c’est qu’il reste toujours maître de lui-même. Dès qu’il sent que le souffle lyrique l’exalte et va l’emporter, il l’arrête ; alors un thème choral s’élève et se développe largement, créant à la symphonie une atmosphère d’apaisement et de douce mysticité. Presque tous les premiers mouvements, allegros et adagios, les finales aussi sont bâtis de cette manière et donnent l’impression d’une œuvre grande, calme, olympienne. Par