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dent la nuit suivante pour continuer leur route. Ce n’est que par les nuits obscures que les anguilles voyagent, et elles émigrent en troupes plus nombreuses, si l’atmosphère est agitée par des orages, si le vent du nord souffle avec violence, et s’il y a reflux à la mer. La lumière du feu les retient également, et les pêcheurs savent profiter de la connoissance de ces faits. Ils sont dans l’usage de pratiquer, au fond des bassins, de petits chemins bordés de roseaux, qui conduisent les anguilles voyageuses dans une enceinte également formée de roseaux, d’où elles ne peuvent plus sortir. Quand une certaine quantité d’anguilles s’est engagée dans ces défilés insidieux, s’il arrive que les pêcheurs n’en veuillent pas davantage pour le moment, ils se contentent d’allumer des feux à l’entrée, et les anguilles ne passent pas outre. C’est un spectacle singulier de voir ces poissons arriver dans ces espèces de chambres, construites en roseaux, s’y presser, et s’y entasser au point de les remplir par dessus la surface de l’eau ; les pécheurs les y ramassent dans leurs filets à mesure qu’ils en ont besoin. Ils en transportent une partie à Comachio pour en faire des salaisons, et ils vendent l’autre à des marchands qui les conduisent vivantes en divers lieux de l’Italie.

Après la lagune de Comachio, l’endroit où l’on prend un plus grand nombre d’anguilles est peut-être Workum, en Frise ; on en transporte en Angleterre pour plus de cent mille livres sterling par an. Ces poissons sont aussi fort communs dans le Jutland ; il y existe telle anguillère, où l’on prend quelquefois, d’une seule pêche, deux mille anguilles, parmi lesquelles il s’en trouve qui pèsent plus de neuf livres. Il en arrive souvent aux marchés de Berlin cinq à six chariots à la fois. Par-tout où les anguilles se plaisent, il y a un bénéfice réel à les multiplier. La grande consommation qui s’en fait dans nos cuisines en assure le débit, et si l’on en prend un trop grand nombre pour être conservées en vie, on les sale ou on les fume, et elles sont encore fort bonnes à manger. Les pêcheurs des lacs marécageux de Comachio, dont je viens de parler, ne vivent que de poissons, et sur-tout d’anguilles. Leur manière d’apprêter ces dernières ne peut être plus simple : après leur avoir fait plusieurs incisions transversales, ils les ouvrent le long du ventre, de la tête à la queue, pour en enlever les intestins et l’épine dorsale ; ensuite ils les saupoudrent de sel et les font griller sur le feu, en les tournant et les retournant deux ou trois fois, jusqu’à ce que la cuisson ait pénétré partout ; ils n’emploient ni huile, ni beurre, la seule graisse du poisson en fait la sauce. « J’ai goûté sur les lieux, dit M. Spallanzani, de ces anguilles ainsi apprêtées ; non seulement je les trouvois délicieuses, mais encore d’une facile digestion…… Ces hommes, qui vivent continuellement au milieu des marais, qui ne se nourrissent que de poissons, jouissent cependant d’une parfaite santé ; ils sont robustes, gaillards, et poussent leur carrière aussi loin que leurs voisins qui habitent un pays sec et mangent de la viande. Il y a plus : si, parmi ces derniers, il se trouve des jeunes gens d’une constitution foible, menacés de consomption, on les envoie se rétablir dans ces marais, en partageant la table et les travaux des pêcheurs. » (Voyages à l’endroit cité.) Cette observation curieuse n’est pas sans utilité, puisqu’elle indique une manière d’apprêter les anguilles, qui, sans rien diminuer de la délicatesse et de la saveur de leur chair, les rend d’une digestion moins pénible que par tout autre procédé.

C’est vraisemblablement à la viscosité de la chair d’anguille, au suc huileux