C’est à cet état d’impuissance originaire, ou bien à une disposition à y tendre, que l’auteur attribue la grosseur, la graisse, la succulence qui distingue le carpeau ; & il regarde cet état comme une castration naturelle, qui opère dans lui la même modification que la castration artificielle occasionne dans ces hommes qu’on destine à chanter, & dans plusieurs animaux conservés pour notre nourriture. On sait que cette opération perpétue, pour ainsi dire, dans eux, l’enfance & les caractères qui la distinguent ; l’absence de la barbe & le fausset dans les uns, la délicatesse de la chair dans les autres : barbare invention, ignorée des Sauvages, & que la nature outragée semble prévenir dans le carpeau, pour satisfaire notre sensualité.
La carpe est un poisson qui paroît naturellement très-disposé à éprouver du dérangement dans les parties destinées à la génération. Les pêcheurs de la province de Bresse, où les étangs sont très-multipliés, assurent que, lorsque les poissons qu’ils envoient à Lyon, souffrent dans le transport, il arrive souvent à de grosses carpes, mâles ou femelles, de perdre entiérement dans la route, toute leur laite ou leurs œufs. Ce sont sans doute ces carpes que les traiteurs appellent improprement carpeaux à tête alongée, qui ont souffert, & qu’ils reconnoissent pour être d’une qualité assez médiocre. Ainsi, pour qu’une carpe devienne réellement carpeau, il faut que ce soit dans sa première jeunesse qu’elle éprouve des accidens capables d’altérer dans elle les parties de la génération ; & ces altérations influent en même-tems sur la forme de ces parties osseuses, occasionnent le raccourcissement de la tête, comme la castration influe sur la conformation extérieure, & sur toute l’habitude du corps, & dans les hommes & dans les animaux qui ont été soumis de bonne heure à cette opération.
On vante beaucoup, & à tort, les carpeaux du Rhône. Ils y sont maigres ; ils grossissent & s’engraissent plus facilement dans les eaux lentes & savoneuses de la Saone. Ce poisson semble être particulier à ces deux rivières, & aux étangs de la Bresse & de la Dombe. Les poissons de cette espèce, d’un poids médiocre, sont vendus ordinairement un écu la livre, & le prix augmente en proportion de sa grosseur. Les gros carpeaux destinés pour Paris ou pour la Cour, coûtent quelquefois cinq à six louis.
N’est-il pas possible d’imiter, par le secours de l’art, les écarts de la nature ? Oui, on le peut ; il suffit seulement d’être cruel : ma plume répugne à écrire les détails de l’opération ; mais le but de cet Ouvrage l’exige. Ce qui me console, c’est que cette découverte n’est pas due à un françois.
Ce fut au mois de Décembre 1741, que M. Sloane, président de la société royale de Londres, écrivant à M. Geoffroi, de l’académie des sciences de Paris, lui manda qu’un inconnu étoit venu le voir, pour lui communiquer le secret qu’il avoit trouvé de châtrer le poisson, & de l’engraisser par ce moyen. Cet homme, qui n’étoit au commencement qu’un faiseur de filets, s’étant rendu habile à connaître & à nourrir le poisson, étoit parvenu à en faire un commerce considérable. La singularité du fait excita la curiosité de M. Sloane, & le marchand de poisson offrit d’en faire l’épreuve sous ses yeux. Il fut chercher huit carruchens,