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des quatre ; & de ces quatre magistrats, deux sont toujours choisis parmi les bousbots. Ces vieillards quittent leurs outils pour aller rendre la justice, & ils sont récompensés au centuple de leurs peines, par la gloire seule d’être médiateurs. Il survient des discussions, mais jamais de procès ; & de leur siège souverain, nos vignerons jurisconsultes retournent à leur colline, pour y jouir sans reproche du soleil & de la nature ; & semblables aux romains des premiers tems de la république, après avoir servi leur patrie, ils reprennent leurs travaux.

Voici un trait que nous a fait connoître M. le marquis de Pezay. « On me cita dans le pays, dit-il, un de ces bousbots qui jouit à présent de douze mille livres de rente ; & qui, aussi loin de l’avarice que d’une fausse honte, va tous les jours à la vigne avec ses trois fils. Là il regarde le soleil levant, pour qu’il le bénisse & mûrisse ses raisins ; ensuite faisant quatre parts du pain bien choisi qu’il a apporté, il jette les quatre morceaux à égale distance en différentes directions dans sa vigne. Alors les trois fils s’arment chacun de leur marre ou de leur serpe ; ils dirigent leurs travaux vers le point où le repas frugal les attend ; & y arriver le premier, est une gloire douce comme une joie pure, dont le père vigoureux ne cède encore rien à ses enfans. »

Il est résulté de l’établissement de ce tribunal, que l’esprit d’ordre, de droiture, de fidélité & de zèle pour le travail, s’est perpétué de race en race, & que chaque bousbot ambitionnant d’être nommé un des membres du tribunal des quatre, veille exactement sur sa conduite pour s’en rendre digne. C’est dans cet esprit qu’il élève ses enfans, & ce bon esprit s’est successivement perpétué jusqu’à nos jours. Il en est résulté un bien réel pour le moral & pour le physique ; point de vignes mieux cultivées, mieux soignées dans la province, que celles des bousbots. Point de desir d’abandonner la condition de son pere, puisqu’on est sûr d’y être honoré, respecté & chéri de ceux à qui l’on rend la justice & auxquels on sert d’exemple.

Oh ! combien il seroit avantageux d’établir de pareils tribunaux dans tout le royaume, de rendre le cultivateur estimable à ses propres yeux, de lui faire sentir ce qu’il vaut, & de quelle utilité il est pour l’État ! C’est par esprit de corps que les troupes sont des prodiges de valeur ; & par esprit de corps, les habitans de la campagne feroient des prodiges de culture ; mais au contraire ils sont méprisés, ou du moins peu de personnes leur rendent la justice qu’ils méritent. Le paysan est naturellement franc & juste ; rarement agit-il contre le témoignage de sa conscience. Quel soin & quel intérêt n’apportera-t-il pas dans l’exercice d’une place qu’il ne devroit qu’à sa vertu ?

De l’érection de semblables tribunaux, il en résulteroit, il est vrai, la destruction d’un grand nombre d’offices de procureurs, de greffiers, d’huissiers, &c. Mais si on considère qu’un seul de ces individus suffit pour soulever la moitié d’une communauté contre l’autre, ainsi que cela arrive tous les jours,