Page:Rozier - Cours d’agriculture, 1782, tome 2.djvu/138

Cette page a été validée par deux contributeurs.

minution & ces causes ? Venez donc à son secours, votre intérêt l’exige plus que le sien. Lecteur, pardonne si j’insiste si long-tems sur cet objet ; le sort du malheureux m’afflige, & je suis chaque jour témoin d’une foule de traits qu’on regarderoit avec horreur chez une nation même barbare, & qu’on se permet de sang froid & avec réflexion au dix-huitième siècle, chez un peuple qui se dit civilisé.

Tant qu’il existera des propriétaires avides & cruels, les baux seront toujours trop longs pour le malheureux fermier. S’il veut résilier son bail, il faut qu’il plaide & paye néanmoins à chaque époque, en attendant la décision du procès ; & le propriétaire annulle les conventions par le simple défaut de paiement. Ici la loi n’est pas égale ; toute en faveur du tenancier, elle écrase celui qui porte le poids du jour : lequel des deux cependant méritoit d’être protégé par la loi ? Je sais que, suivant certaines coutumes, on met des dédites respectives, à la troisième ou à la sixième année, en prévenant à l’avance ; mais le fermier a le tems d’être complettement ruiné dès la première, parce que c’est l’année la plus dispendieuse pour lui. Si la récolte manque, où seront ses ressources pour les avances que la seconde exige ? Le proverbe dit, le bon maître fait le bon valet ; & le proverbe auroit dû ajouter, le bon tenancier fait le bon fermier.

L’avidité a dicté le bail de six années ; l’avidité modifiée celui de neuf, & la prudence & la raison dictent celui de dix-huit, par deux baux de neuf années, faits à deux jours différens. Rien ne ressemble plus à une terre en décret qu’une terre affermée, depuis longues années, par des baux de six ans. On a beau mettre conditions sur conditions, accumuler les clauses, il est impossible que le fermier les remplisse. Pourvu que l’apparence de leur exécution existe, cela suffit ; mais à peine est-il sorti de la ferme, qu’on est forcé de reprendre sous œuvre tout ce qu’il a fait. On a cru gagner ; & on perd, effectivement, si l’on sait compter.

Supposons un domaine d’une certaine étendue ; il y aura nécessairement des terres maigres, un sol inculte ou des fonds submergés. Dans tous ces cas, le fermier à bail de six années raisonne ainsi : pourquoi défoncerai-je cette terre maigre, la chargerai-je d’engrais ? il me faudra plus de valets, plus de bestiaux. Je n’y prendrai que trois récoltes en blé, au plus ; la première sera médiocre, toutes circonstances égales, parce que la terre n’aura pas eu le tems de se cuire ; la seconde récolte sera passable, & la troisième bonne, si la saison ne met obstacle à mes travaux  ; mais le produit de ces récoltes couvrira-t-il mes premières avances, & me dédommagera-t-il de mes travaux ? ce n’est guère possible. Si je défriche un terrain, si je plante une vigne, la dépense sera encore plus forte, & je commencerai à jouir, lorsqu’il faudra l’abandonner à mon successeur ; j’aurai fait le bien de mon propriétaire, & non le mien : tirons donc du domaine tout ce que je pourrai, & après moi le déluge. Tel est