Page:Royer - Introduction à la philosophie des femmes.pdf/18

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Clémence Royer

monde avec des nombres, c’est-à-dire avec des abstractions pures.

L’Allemagne compte beaucoup de savants semblables. C’est le pays des excentricités intellectuelles, comme l’Amérique est celui des excentricités industrielles. Cependant rendons justice à ces piocheurs de la science, qui ont pris dans le laboratoire universel de l’idée la place de ces ouvriers-machines qui toute leur vie font des têtes d’épingles. Leurs patients travaux, leurs savantes analyses, leur connaissance persévérante et approfondie des détails, leurs mines creusées dans l’infiniment petit ou l’infiniment obscur ont fourni les matériaux nécessaires, indispensables à ces génies plus hardis, plus vastes, mais moins attentifs, qui saisissant d’un coup d’œil d’aigle tout ce que le travail de leurs devanciers présentait de savant, de général, de vraiment philosophique, en ont reconstruit ces grandes synthèses des sciences modernes qui permettent de résumer parfois en une seule loi le travail de mille générations d’observateurs. Ceux-ci ont taillé les pierres de la maison de la science ; les autres les ont mises en place ; l’édifice avance, mais il n’est pas achevé. Quelle est la main hardie qui en posera le faîte et y fera flotter son drapeau ? Cette gloire, je crois, est réservée à la France. L’Allemagne est trop lente, trop rêveuse, trop timide de caractère, trop enivrée de logique pire et d’abstraction pour exercer jamais sur l’esprit humain une action décisive et vraiment puissante. On m’objectait un jour que la philosophie française était une philosophie à l’eau de rose : je crus devoir répondre qu’en retour la philosophie allemande était de l’eau distillée, sans saveur et sans parfum. En effet, les Allemands désossent le monde dans leur philosophie ; ils en font deux parts, l’une de chair vive et palpitante qui saigne et se tord de douleur en l’honneur du souverain bien, en attendant qu’il se réalise pour elle ; l’autre d’os disloqués et découverts qui s’entrechoquent affreusement avec un bruit de squelette en montrant, avec leur hideux visage, des mâchoires qui ne vivent plus et des orbites sans prunelles. Telle est leur philosophie théorique ; la chair vive et sans soutien osseux est leur philosophie pratique. Ce sont deux moitiés d’êtres vivants, mais qui ne peuvent pas vivre, parce qu’elles ne peuvent plus se réunir et que pourtant elles sont indispensables l’une à l’autre.

L’étude des êtres se divise d’abord en deux grandes classes