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philosophe et femme de sciences

je les ai écoutés parler, et j’ai reconnu parmi eux nombre de petits êtres, grands esprits totalement dépourvus de conscience, qui entassent volumes sur volumes à propos de mots vides d’idées ; qui parlent magnifiquement et agissent tout autrement qu’ils ne parlent ; qui se posent devant le public en émancipateurs des nations et le plus souvent sont dans leur famille de capricieux despotes ; qui font de la science un majorat, une propriété de caste, qui la cultivent pour eux seuls, pour leur bien, pour leur gloire peut-être, mais trop rarement pour le bien de tous ; qui reculent devant les conséquences de leurs découvertes ; qui ménagent à leur profit des préjugés dont ils se rient, des institutions qu’ils blâment, parce que ces préjugés, ces institutions leur servent, les protègent ; qui, enfin, lorsqu’ils possèdent la lumière, la mettent sous le boisseau plutôt que de l’élever sur un phare où tous les regards puissent l’atteindre et d’où elle pourrait servir de guide à tous ceux qui la cherchent dans la nuit où ils sont égarés, dans la tempête qui les secoue. Quelques-uns cependant comprennent mieux leur rôle. Fichte et Krause ont écrit de magnifiques pages sur la destination du savant : Kant lui-même, malgré sa sécheresse, a laissé de nobles aspirations sur l’avenir de l’humanité. Parmi les noms que j’ai cités il se rencontre de beaux caractères ; mais j’ai dû reconnaître avec douleur qu’en général le monde littéraire, scientifique, artistique est dépourvu dans notre siècle de toute moralité intellectuelle, et comme tout le reste de notre génération, il est devenu vénal. Il parle, il peint, il chante quand il lui est avantageux de se faire entendre ; le moindre bruissement de danger réduit au silence et fait rentrer sous terre toutes ces gazelles les plus poltronnes que véritablement prudentes.

Je rappellerai à ce sujet une belle pensée que j’ai ramassée de la bouche d’un orateur aimé dans cette ville. Je veux parler de M. Bridel : « La force du caractère, disait-il, est ce qui constitue véritablement le grand homme. » Il s’agissait de Wilberforce, qui en effet n’eut guère de science que ce qu’il lui en fallait pour accomplir sa noble tâche de libérateur des esclaves ; et cependant, Wilberforce fut bien un grand homme, un plus grand homme que Hegel, un plus grand homme que Kant, dont les doctrines philosophiques ne feront pas faire un pas à l’humanité. Un seul acte de force et de persévérance de volonté vaut cent fois plus à mes yeux que le plus beau des livres. Oui, la droiture du vouloir, le courage de cœur et la sincérité d’esprit,