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Clémence Royer

secondaires de l’Allemagne, je dois citer Jacobi, Krause, Fries et beaucoup d’autres qui se sont déclarés les champions de la philosophie du bon sens, et je vous ferai remarquer, mesdames, qu’il ne faut pas confondre le bon sens avec le sens commun. Ce dernier est souvent un produit de l’éducation, des circonstances, des influences de famille, de milieu social, de nation ; souvent les préjugés l’obscurcissent ; l’instinct si puissant de l’exemple, de l’imitation, de l’habitude l’obstruent ; le bon sens, au contraire, est cette virtualité immanente dans l’âme humaine qui la rend capable de discerner le vrai, qui la fait céder à l’évidence des raisons et des faits, c’est enfin cette droite raison, logos intérieur, véritable lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Herbart, l’un des derniers venus de cette pléiade de philosophes dans l’Allemagne se fait gloire, a eu le bon esprit au moins de sentir les défauts de tous ses devanciers, de reconnaître qu’avant lui on avait fait fausse route et d’avouer que tout était à recommencer. Gœthe, observateur contemporain de toutes ces querelles de l’esprit, fut peut-être plus grand philosophe que tous ceux qui ne voulaient lui accorder que le nom de poète. Dans son scepticisme railleur, il resta du moins fidèle à la fois au sentiment de l’art et de la nature, au culte du vrai et du beau sur lesquels les autres ont disputé sans paraître avoir jamais connu l’un ou l’autre. L’Allemagne n’a peut-être réellement fourni qu’un génie vraiment complet, vraiment philosophique : c’est Humboldt, celui que la mort vient d’enlever il y a peut de temps, après une carrière si longue et si remplie. Lui seul s’est contenté de rassembler les réalités des faits et de leurs lois dans une magnifique synthèse, et s’il n’a pas abordé toutes les questions, s’il n’a pas touché à tous les problèmes, du moins n’en a-t-il tranché aucun avec une imprudence téméraire et présomptueuse, du moins s’est-il abstenu des erreurs funestes dans lesquelles se laissent si aisément entraîner les raisonneurs à perte d’haleine sur l’être, le non-être, l’essence, l’essentialité et l’absolu.

Vous connaissez, mesdames, ce passage de St-Luc où Jésus reproche aux Pharisiens de s’être saisi des clés de la science et de n’y être point entrés. Les Pharisiens docteurs de nos jours se sont saisis de la clé de la science, ils y sont entrés, mais ils n’en sont point sortis. Curieuse de savoir ce qu’ils y faisaient si longtemps sans nous, j’ai regardé par les fentes de la porte,