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LES ANCIENS CANADIENS

Or, la légende et le merveilleux sont partout dans l’histoire de notre bon vieux temps ; et ils laissent flotter sur les récits des anciens, et sur leurs actions, le voile transparent, ondoyant et gracieux de leurs capricieuses fictions. De Gaspé n’avait qu’à entendre sa mère lui raconter les classiques histoires de revenants, il n’avait qu’à se souvenir des longues veillées du manoir où, par exemple, l’on évoquait l’ombre fugitive de la sorcière du domaine.[1] N’est-ce pas elle qui avait prédit les horreurs de la guerre, et tous les maux qui devaient désoler la maison des d’Haberville ? Un jour, Arché, Jules et Blanche étaient allés la visiter dans la pauvre cabane où elle s’entretenait avec les esprits, et, comme une pythonisse qui s’agite sur son trépied, elle avait fait retentir à leurs oreilles des paroles mystérieuses, et trois fois la malédiction était tombée de ses lèvres sur le groupe de jeunes gens qui la voulaient apaiser et consoler. « Malheur ! malheur ! malheur à la belle jeune fille qui ne sera jamais épouse et mère ! et qui n’aura bientôt, comme moi, qu’une cabane pour abri !

« Malheur ! malheur ! malheur à Jules d’Haberville, le brave entre les braves, dont je vois le corps sanglant trouvé sur les plaines d’Abraham !

« Malheur ! malheur ! malheur à Archibald de Locheill. Garde ta pitié pour toi et tes amis ! garde-la pour toi-même, lorsque, contraint d’exécuter un ordre barbare, tu déchireras avec tes ongles cette poitrine qui recouvre pourtant un cœur noble et généreux ! Garde ta pitié pour tes amis, Archibald de Locheill ! lorsque tu promèneras la torche incendiaire sur leurs paisibles habitations ; lorsque les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants fuiront devant toi comme les brebis à l’approche d’un loup furieux ! Garde ta pitié ; tu en auras besoin, lorsque tu porteras dans tes bras le corps sanglant de celui que tu appelles ton frère ! Je n’éprouve, à pré-

  1. Cf. pages 155 et suivantes.