sort de ces deux jeunes gens perdus dans la prairie, retranchés de toute vie sociale, qui rêvent d’amour en ce désert inhabité, qui cherchent d’instinct un objet d’affection, et qui se rencontrent par un hasard si imprévu dans la solitude où ils s’ennuient.
Cette matière romanesque si simple, si peu abondante, qui fait à la fois le charme et le rare mérite du roman, Harry Bernard l’a pétrie d’une main très souple. Délicatesse, fraîcheur, sensibilité : c’est de quoi se composent les scènes du roman, et ce qui en renouvelle sans cesse l’attrait. Rien ne languit : les âmes comme le style courent au but. Et à travers toutes les péripéties de l’aventure et pour la rendre plus doucement attachante, jamais de bonheur total, toujours l’inquiétude des âmes mal satisfaites. « Je ne crois pas qu’il y ait de bonheur total, écrit l’auteur qui un moment coupe le récit de pensées mélancoliques. Il n’y a que des désirs et de l’espoir … C’est la vie, et c’est triste. »[1] Tout au plus le bonheur se confond-il parfois avec l’habitude dont il prend le visage. Et il arrive que l’homme s’applique à renouveler la douleur de la vie en évoquant les jours où, croyant toucher le bonheur, il passait brusquement à côté. Pourquoi Raymond Chatel refait-il le récit de son aventure ? « J’ai voulu ressaisir un moment, pour moi seul, l’image fuyante du bonheur perdu. Encore une fois je me suis repu d’une illusion. Qu’y ai-je gagné ? D’ajouter à ma souffrance en la mesurant. »[2]
Lucienne, la jeune fille si douloureusement timide des Lebeau, Lucienne qui est si profondément bonne et ingénue, et qui a soif d’aimer dans la prairie où elle est seule, se heurte toujours à l’indifférence, à l’incompréhension de Raymond qui vit près d’elle. « Vous ne comprenez jamais rien, vous… jamais rien », lui dit-elle un soir. Et le lendemain Raymond constata, à ses yeux rougis et meurtris, que Lucienne avait pleuré.