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LA VIE CANADIENNE

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que nous sommes une race de demi-sauvages par un croisement des premiers colons du pays avec les peuplades indigènes, soit encore en nous attribuant toutes espèces de métissages pour la raison que des Ecossais, des Allemands, des Anglais et des Irlandais se sont fondus dans notre race, et cela près de deux siècles après la naissance de notre peuple, ces mensonges seront vite éparpillés au néant, car Suite, cette fois, a su donner la verte réplique.

On s’étonne, néanmoins, que les plaisanteries de La Hontan aient pu recevoir quelque créance, lorsque des officiers, des fonctionnaires, des soldats et des artisans venus de France, et dont un nombre respectable de ces gens se trouvait contemporain de La Hontan, se plaignaient que « le pays manquait de femmes ». Il faut entendre « manquait de femmes faciles ». Certes, nous eûmes nos « dévergondées », particulièrement au « règne funeste du graveleux Bigot », et, en de rares circonstances, il nous est venu un certain nombre d’aventuriers de tout acabit, mais c’est là le lot de tous les pays neufs. Seulement, chez nous, quand de tels sujets ont mis pied sur nos bords, comme le fait bien observer Suite, nous en étions à notre quatrième ou cinquième génération, en sorte qu’il ne pouvait pas se faire que ces quelques mauvais sujets pussent gâter les fondements sains de notre nationalité, laquelle, au surplus, se trouvait amplement protégée par la solide cuirasse de sa moralité.

Les premières femmes d’une moralité louche n’apparaissent chez nous que sous l’administration de La Jonquière, et là elles semblent devenir publiques. En premier lieu, ces femmes sont introduites par Duchambon et Bigot dans l’Ile Royale, à Louisbourg, un peu avant 1745. Un commerçant de l’époque en donne pour excuse < que les soldats de la garnison au nombre de six cents hommes se plaignaient de manquer de femmes ». Cette excuse peut nous paraître plausible, si l’on tient compte que la garnison se mutina par deux fois. Oui, mais selon un autre rapport (une religieuse de Notre-Dame de la Congrégation), la garnison de Louisbourg se mutina à cause des mauvais traitements des officiers supérieurs. Il faut croire que là est la juste vérité, et que ces femmes — une vingtaine — furent amenées à Louisbourg pour la distraction de Bigot, Duchambon et Consorts, ceux-ci ayant donné pour valable la plainte des soldats.

Comment ces femmes (dont plusieurs étaient mineures à leur venue en l’Ile Royale) sont-elles en Canada après la reddition de Louisbourg aux Anglais ? Il est facile de voir la vérité, puisque ces femmes (moins cinq ou six) se trouvent à Québec lorsque Bigot occupe, en 1749, le poste d intendant royal de la Nouvelle-France. On sait encore que le vieux marquis de la Jonquière était un vert-galant qui aimait à voir les rares festins qu’il donnait « enjolivés et égayés » par les femmes « les plus belles et les plus joyeuses », auxquelles son avarice ne lui défendait point de faire de menus cadeaux. Y eut-il convention entre lui et Bigot pour un ravitaillement en femmes légères ? On peut le penser, quand on voit arriver, en 1750, une dizaine de « femmes de joie », selon l’expression d’un observateur du temps, mais qu’un fonctionnaire bien placé,qualifie de « filles pauvres, seules et sans soutien, qui. ne trouvant point maris, se choisissent des amants ». Au fond, il n’y a qu’une légère nuance d’interprétation. Après la mort de La Jonquière, sous le gouvernement de M. de Vaudreuil et au seuil de la guerre dite de « Sept Ans », en 1755, il vint de la Louisiane quelques femmes, dont on ignore le nombre, françaises et espagnoles, qui ne pénétrèrent pas plus avant dans le pays que Montréal. Voilà à peu près le compte de toutes les femmes légères (à peine une trentaine en quinze ans qui firent leur apparition dans la Nouvelle-France, ou, du moins, dans le Canada proprement dit. Après la capitulation de Montréal en septembre 1760, ces femmes disparaissent. La meilleure preuve en est que les soldats anglais, à Québec et à Montréal, se plaignirent à leur tour, comme naguère leurs devanciers de France, que « le pays manquait de femmes ».

Si nous voulons supposer que les femmes légères d’avant 1760 soient demeurées au pays, il est certain qu’elles n’ont pu trouver maris, car, connues comme elles étaient, il ne pouvait pas se trouver un homme dans notre nationalité pour épouser d’une de ces donzelles. En tout cas, on ne pourrait pas, en quelque pays civilisé que l’on veuille, mettre sur le compte de quelques femmes dépravées la corruption de tout un peuple, encore moins lorsque ce peuple se trouve formé et fortifié