Page:Roy - La main de fer, 1931.djvu/5

Cette page a été validée par deux contributeurs.

La Main de Fer
Roman Historique Canadien

PROLOGUE


Un crime au fort Frontenac en 1675

Une animation inusitée régnait aux abords de la porte de l’Est, du fort Frontenac, un rayonnant matin de l’automne de 1675.

Les dix familles de colons établies dans le voisinage de ce poste étaient largement représentées parmi la foule de curieux composée presque entièrement de sauvages des environs.

On y remarquait aussi une dizaine de trappeurs ou de coureurs des bois, appuyés sur de longs fusils, échangeant de courtes phrases entre eux et leurs voisins, et suivant d’un regard indifférent la scène qui se préparait sur l’ordre de M. Cavelier de la Salle.

Quelques domestiques et valets des officiers du fort, par leurs habits plus modernes, jetaient une note plus gaie dans la foule.

Il y avait bien là, près de trois cents personnes en comptant l’effectif de la garnison sous les armes, déployée en un large front de bataille au dehors de l’enceinte fortifiée.

Le roulement du tambour, le cliquetis et le miroitement des épées et des armes diverses, ainsi que le costume des soldats, avaient d’abord causé ce rassemblement.

Les spectateurs français ne manifestaient pas trop d’étonnement à la vue de cette démonstration, car, à vrai dire, depuis la veille ils s’y attendaient quelque peu, mais les indigènes à peau cuivrée ouvraient de grands yeux et suivaient avec la plus vive attention ce qui se découlait devant eux, n’en comprenant pas encore la signification.

Mais, impassibles selon leur nature, ils se contentaient de regarder sans échanger la moindre parole indicatrice des impressions qu’ils ressentaient.

Un étranger survenu à ce moment, n’aurait eu, pour apprendre la cause de cette assemblée, qu’à prêter l’oreille aux propos des blancs ; ceux-ci, loquaces comme tout enfant de la Belle France, ne pouvaient taire leurs réflexions ni garder pour eux leurs commentaires.

Il y avait même quelques matrones au verbe très délié, dont les exclamations ne tarissaient pas. Le spectacle en perspective excitait vivement leur curiosité.

— Comptez-vous, eh ! m’ame Masse, disait l’une, un si beau garçon, qu’a l’air si bon… qui’ s’qui aurait cru ça ?

— Ah ! m’en parlez pas ! répondait la personne interpellée, c’est ben triste !…

— Savez-vous, disait une troisième, moé, j’cré pas qui’ soit coupable.

— Eh ? Qu’est-ce que vous dites-là ? firent les deux premières ensemble.

— Ben, oui !… ça peut pas m’entrer dans l’idée qu’il soit fautif.

— Et à cause ? demanda m’ame Masse. — P’t’être ben parce qu’il en contait à ta Marie, hein ? interposa la seconde femme, nommée m’ame Cauchois.

— Nenni ! mes chères ! Si m’sieu Jolicœur glissait des yeux doux à ma fille, il en faisait aussi à des femmes que j’connais et qui n’en étaient point fâchées, dit-elle d’un ton assuré en même temps que son regard indiquait clairement que par là ses deux amies étaient visées.

Celles-ci, un moment interloquées, reprirent :

— Ah ben ! on m’ôtera pas de la tête que c’est pas lui qu’a voulu empoisonner son maître !

— Moé non plus, ajouta la Masse. Parce que c’est lui qui préparait les r’mèdes que M. de la Salle, malade, devait prendre, et pis c’est dans ces r’mèdes qu’on a trouvé des traces du poison administré… Heureusement, qu’on s’en est aperçu à temps et qu’on a pu en empêcher les effets malfaisants…

— Oui, mais, remarqua la mère de Marie, m’sieu Jolicœur a été obligé de s’absenter du chevet de son maître pendant un quart d’heure, et l’on aurait ben pu profiter…

— Ta ! ta ! ta ! ta ! dit alors Jean Masse, qui ne s’était pas mêlé à la conversation des