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LA MAIN DE FER

CHAPITRE VII

DE TONTY À LA RESCOUSSE


Ceux qui pourchassaient Émery abandonnèrent la partie, parce qu’il devenait pour eux téméraire, dangereux d’aller plus loin ; connaissant la localité, ils venaient de s'apercevoir que l’homme de Tonty, emporté par le courant rapide rencontrerait à courte échéance une mort certaine, et que, pour ne pas partager le même sort, la prudence leur commandait de rétrograder sans délai.

Si le visage pâle qui leur échappait, avait pu deviner leurs desseins envers les Français, personne maintenant ne pouvait en souffler mot, car l’ange funèbre devait clore à tout jamais cette bouche, et c’était toujours un palliatif, un peu de baume pour adoucir le chagrin du retour au camp, les mains vides. Ainsi pensaient ces cruels Iroquois.

En sortant de leurs canots ils reçurent une nouvelle agréable. Frédéric, l’auteur du coup, de feu était tombé entre leurs mains après une course opiniâtre de plusieurs minutes à travers bois.

Des trois gaillards venus sur l’île pour pêcher, les Tsonnontouans en tenaient deux ; le troisième en voulant fuir courut à sa perte. Aussi, les projets contre le « Griffon » n’étant pas dérangés, le lendemain verrait de belles choses.

Ce grand bateau mis en chantier par De la Salle, serait une menace continuelle à la puissance de la vaillante tribu, comme une flèche ou un trait au flanc d’un bison. Mais la barque livrée aux flammes, les Français seraient forcés d'évacuer le pays, et les Sauvages resteraient, comme par le passé, les maîtres de la traite des pelleteries.

Ayant si bien préludé, s’arrêterait-on là ?

Le fort Conti, au Niagara, contenait des choses très utiles : des armes, de la poudre, des couvertures, des vivres, de l’eau-de-vie, etc. ! Quel beau butin que tout cela.

C’est celui dans lequel Émery avait découvert un air de supériorité qui énumérait tous ces avantages et, est-il besoin de le dire, toujours en renchérissant pour exciter au plus haut point l’envie, la convoitise de son entourage par ses descriptions séduisantes.

Cet homme, pour tenir sa troupe en haleine, leur livra alors un petit barillet d’eau-de-feu. Ils se ruèrent dessus en poussant des exclamations joyeuses.

Pendant que les peaux-rouges ingurgitaient de copieuses libations, chantant et faisant grand tapage, le chef s’approcha des prisonniers et les questionna adroitement pour obtenir de plus amples informations au sujet du chantier du « Griffon ». Il s’adressa aux captifs en excellent français, ce qui provoqua de leur part une explosion :

— Comment ! dirent-ils, vous êtes de notre langue et vous en êtes à diriger une attaque contre nous ?… L’entreprise de M. de la Salle, en lui faisant honneur, glorifie aussi sa patrie, et vous voulez empêcher cela ?… Mais vous n’avez donc pas de cœur, vous ?

— Que vous importe ?… Je suis maître de faire ce que bon me semble !… Mon cœur !… C’est ma vengeance ! Entendez-vous ? … J’ai des représailles à exercer, et après… Eh bien, après, nous verrons…

— Honte sur vous qui ne craignez pas de servir contre votre pays, vos frères !… Fratricide !…

— Oh ! oh !… braves gens, vous avez le verbe délié !… mais je ne veux plus de ça, ou je vous bâillonne fortement !…

Léon allait répliquer lorsque Frédéric le poussa du coude pour lui signifier de se taire. À quoi bon exciter la colère, s’attirer le déplaisir de cet homme ? En seraient-ils plus avancés ? Ils venaient l’instant d'auparavant de flétrir sa conduite en termes non équivoques, n’était-ce pas assez ?

Voyant que ces deux prisonniers ne parlaient plus, il pensa que sa menace avait produit son effet.

— Je remarque avec satisfaction, dit-il, que vous êtes sages. Il y aura peut-être moyen de faire quelque chose avec vous autres !… mais nous causerons de cela demain, au jour !… après notre affaire du « Griffon » !…

Léon eut encore une démangeaison de parler, mais un coup de pied avertisseur de Frédéric, un peu au fait des projets de leurs maîtres temporaires, lui fit clore la bouche une seconde fois.

Le chef leur tourna le dos et s’en fut s’asseoir sur une grosse roche plate, auprès du feu. Il s’entretint avec un grand Sauvage qui paraissait être son lieutenant, puis se roula dans une couverture et s’étendit par terre comme pour dormir. Le grand Sauvage plaça des sentinelles autour du camp, et revint ensuite se mêler à ses frères d’armes pour célébrer gaiement le fameux Bacchus. Les sentinelles mêmes, incapables de résis-