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LA MAIN DE FER

que je vous accorde une récréation à votre choix.

— Oh ! ce n’est pas pour nous croiser les bras et rester inactifs que nous désirons obtenir un après-midi de liberté !

— Que voulez-vous faire alors ?

— Une petite partie de pêche.

— Mais vous manquez de lignes ; vous n’avez pas d’hameçons !

— Oh ! que non !… avec l’aide d’Albéric Damour, le forgeron, nous nous sommes fait des hameçons, puis Campeau nous a tissé des lignes superbes. Il ne nous manquait que votre permission.

— Vous l’avez… Mais, où irez-vous ?

— Merci !… pas loin… seulement de l’autre côté de l’île ! [1]

— Très bien !… Si vous prenez du poisson cela variera le menu de demain, qui justement tombe un vendredi !

— Oh !… pour en prendre… fiez-vous à nous, — s’il y en a à prendre, — nous ne reviendrons pas bredouille.

Et les trois compères partent gaiement, munis, en outre des engins nécessaires, de deux sacs bien remplis de provisions pour le repas du soir, car on souperait sur le bord de la rivière ; et d’un fusil, parce que enfin on ne sait ce qui peut arriver.

La distance entre la terre ferme et l’Île n’est pas grande, mais il faut néanmoins pour y passer, une embarcation quelconque.

Les trois pêcheurs se firent un bac ou radeau en attachant ensemble de grosses pièces de bois fournies par des arbres déracinés et échoués sur le rivage, et, se servant de gaules, ils traversèrent bientôt à l’autre bord.

Le trio était composé d’Émery LeMieux, grand roux, au visage un peu mince, bouche petite, nez long, yeux gris. Bon pied, bon œil ! Il était adroit tireur autant qu’heureux pêcheur.

Léon Matte, un gros châtain, un peu myope, aimant beaucoup à rire ; ayant toujours une chanson sur les lèvres. Il avait une belle voix, et, au fort, on l’avait surnommé le beau chanteur ! … Bon garçon, pas tout à fait aussi énergique que Émery, mais vraiment bon cœur et aimable compagnon.

Le troisième s’appelait Frédéric Dupoint. Joli brun, aux yeux noirs très rieurs, d’une stature ordinaire, ni obèse ni maigre. Inventant et racontant avec le plus grand sérieux des histoires impossibles qui égayaient énormément ses deux amis.

Les voilà partis. Émery à l’un des bouts du radeau, Frédéric à l’autre, ils se dirigent vers l’Île à l’aide de leurs gaules. Léon assis au centre du bac, bourrait de tabac le fourneau de sa pipe, et chantait durant cette opération :

Somm’s-nous au milieu du bois ?
Ah ! qui me passera le bois,
Moi qui suis si petite ?
Ce sera monsieur que voilà :
Somm’s-nous au milieu du bois ?
N’a-t-il pas bonne mine ? là !
Somm’s-nous à la rive ?

Émery et Frédéric firent chorus. Frédéric voulut même faire un pas de danse, un entrechat, ce qui faillit les plonger tous les trois dans l’onde froide.

— Arrête !… arrête !… Reste tranquille ! crièrent ensemble Émery et Léo ; tu vas nous faire verser !

Frédéric riait.

— Perds-tu la tête, fit Émery, de vouloir sautiller comme ça sur un radeau si étroit ?

— Penses-tu que ça serait drôle de prendre un bain dans de l’eau si froide ?… Tu mériterais, ajouta Léon, qu’on te sauçât à l’eau !

Frédéric riait toujours.

— Si vous m’adressez encore un mot de reproche, dit-il, je vais me trémousser encore de plus belle !

— Ça me rappelle, dit Émery, qu’une fois…

— Allons ! fit le gai Frédéric, monsieur de la petite histoire qui va nous en conter une…

— Laisse faire, dit Léon, je préfère cela à tes sauts…

— Et tu as raison, remarqua Émery. Ce que je veux vous raconter a une morale qui s’appliquerait bien à notre ami.

— Dans ce cas, je t’écoute avec attention !

— Moi aussi, dit Frédéric.

— Eh bien ! reprit Émery, une fois que j’étais à la pêche dans un frêle esquif d’écorce de bouleau, avec… Ah ! qu’importe le nom ! ne médisons pas des absents !… mais c’était un ami !… Ce gars-là ressemblait à Frédéric. Il était connu pour ne pouvoir tenir en place une minute. Il lui fallait se

  1. L’île Cayuga. Le Griffon était en construction dans la crique Cayuga, à l’est de l’île, sur la terre ferme.