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LA MAIN DE FER

comme celui qui est aiguillonné par la haine ne vit que pour assouvir ce sentiment, la patience lui est souvent nécessaire. Jolicœur sut épier, attendre et saisir le moment propice pour le guet-apens médité.

Croyant n’avoir plus rien à redouter de son ancien valet, De la Salle était un peu moins sur ses gardes. Une rencontre intempestive d’un ou deux coupe-jarrets existait bien, mais ces gens-là ne sont pas réellement braves, et il comptait pour s’en débarrasser sur sa bonne épée reposant toujours à l’aise, toujours dégagée dans son étroite gaine.

Le dîner avait été somptueux chez M. de Tonty et De la Salle en revenait avec cette expression de bien-être ressentie des gastronomes, après un repas succulent, arrosé de bons vins.

Une douce mollesse détendait ses nerfs, et le balancement soutenu et égal de la chaise à porteur dans laquelle il reposait, alourdissait ses paupières, quand soudain (il avait vingt minutes environ qu’il avait quitté l’hôtel du prince) la chaise tomba lourdement sur le pavé et les porteurs s’enfuirent.

En même temps, quelqu’un ouvrait violemment la porte, et De la Salle, maintenant alerte, vit briller une lame d’acier à la lumière du réverbère du coin.

Il se jeta dehors en dégainant et il s’adossa tout de suite contre le mur d’une maison pour éviter d’être cerné, pressentant qu’il allait avoir une dangereuse partie sur les bras. Bientôt un cercle de fer s’abattit autour de sa tête. De la Salle n’était pas un ferrailleur, et il dut concentrer toute son énergie pour parer les bottes qu’on lui portait. On le tenait là comme cloué.

Il eut la vision de faiblir et de tomber percé, criblé comme une passoire, s’il ne recevait pas d’aide. Il le comprit bien.

Il appela au secours !

Les bandits le harcelèrent de plus près.

Il cria encore !

Les drôles le pressèrent en ricanant. L’endroit était désert, et rien n’indiquait que l’appel serait entendu.

Le cliquetis des fers se croisant paraissait se multiplier et fatiguait beaucoup le bras de De la Salle, qui lança un dernier cri désespéré.

Des bruits de pas se firent entendre. L’un des trois brigands se détache du groupe pour se porter au-devant du nouveau personnage arrivant en scène.

— Tenez bon ! disait le nouveau venu. Je viens vous secourir !

Au son de la voix, De la Salle tressaillit et se ranima.

Un cri sourd, une chute, et le drôle qui s’était séparé de ses amis tombait frappé en pleine figure, puis un deuxième s’affaissait comme s’il eut reçu un coup de massue sur le crâne. Le troisième, voyant cela, eut peur et prit la fuite.

De la Salle, libéré, s’avança pour remercier son sauveur. Que l’on juge de son étonnement en reconnaissant De Tonty. La surprise de celui-ci fut non moins grande.

— Vive Dieu, s’écria De la Salle, aussitôt leur effusion de compliments et de remerciements passée, mon cher chevalier, vous m’avez rendu un fier service !

— Grâce à ma Main-de-Fer, répondit le fils du Napolitain.

— Comment cela ?… Que dites-vous ?

— Eh oui !… voyez plutôt !…

Il montrait les coupe-jarrets qui gisaient sans vie à leurs pieds. L’un avait le visage fracassé, l’autre la tête fendue, et tous deux baignaient dans leur sang. Leurs blessures étaient produites comme par un instrument contondant : la main droite de Tonty.

De la Salle se pencha pour voir de plus près.

Il eut une exclamation de stupeur.

— Qu’est-ce donc ? demanda De Tonty.

— Le misérable que je voulais faire arrêter !… Jolicœur !…

Tonty se baissa à son tour et posa sa main gauche sur la poitrine de Jolicœur.

— Je ne sens pas battre le cœur, dit-il.

Il se releva.

— Il n’a que ce qu’il mérite, répondit De la Salle. Allons-nous-en !… La police ramassera et fera ce que bon lui semblera de ces deux corps !…

Ce fut l’oraison funèbre de Jolicœur et de son compagnon.


CHAPITRE III

LE POSTE DE NIAGARA


Le 14 juillet 1678, la petite troupe du seigneur de Cataracouy s’embarquait à La Rochelle, à destination de la Nouvelle-France. De la Salle emmenait des artisans, quelques hommes d’armes et deux religieux. Il convient d’ajouter à ce contingent des femmes et