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LA MAIN DE FER

une courte causerie au salon, les convives du prince prirent congé de lui.

L’obscurité de la nuit commençait déjà à descendre sur Paris lorsque les cinq gentilshommes sortirent.

Aux instances de M. d’Aubigny, le comte et le baron renvoyèrent leur voiture et montèrent avec M. de Tonty dans le carrosse du marquis. Quant à M. de la Salle, il préféra rentrer chez lui à pied, afin de jouir plus longtemps de la fraîcheur du soir. D’ailleurs, on y voyait assez, disait-il, pour ne pas s’embarrasser les pieds dans un obstacle et faire une chute.

De la Salle avait une demi-heure de marche pour arriver à son hôtel, mais à son allure de promeneur, il y mettrait probablement le double.

Levant la tête pour examiner les cieux, il ne vit que quelques constellations étincelant dans la voûte céleste comme des yeux de feu ; les autres étoiles n’ayant pas le même éclat s’étaient, je crois, cachées, pâles de dépit derrière quelques longs et légers nuages flottant là-haut comme des voiles noirs. De lune, pas même la pointe d’une corne.

Notre brave Rouennais cheminait donc paisiblement.

Il va de soi qu’il avait la tête pleinement occupée des événements de la soirée. Il songeait surtout au chevalier de Tonty.

— C’est un homme dont les traits accusent une énergie peu commune, se disait-il, si toutefois l’on peut se fier aux apparences… J’aurai plus de chance de l’étudier dans trois jours lorsqu’il viendra me voir… Ah ! s’il pouvait répondre à mes désirs, j’en serais fort aise… Jusqu’ici les affaires s’arrangent bien… et je n’ai pas à me plaindre de la Providence !… Un charmant homme que ce M. d’Aubigny… et M. de Montbazin… et M. le baron… il faudra que je fasse plus ample connaissance avec eux… cela ne peut nuire !…

En monologuant de la sorte, De la Salle arrivait presque chez lui : plus qu’une ruelle à traverser et il entrait à son hôtel.

C’est à ce moment qu’un homme ivre déboucha de la ruelle, chantant d’une voix avinée un refrain dans ce genre :

 « Si tu veux, ma toute belle,
Faire mon bonheur,
Ne sois donc point cruelle ;
Donne-moi ton cœur ! »

À certain cliquetis comme celui d’une lame battant dans son fourreau, notre ami reconnut que le chanteur devait être un enfant de Mars ou de Mercure ayant sacrifié au dieu Bacchus.

Il s’assura que son épée jouait bien dans sa gaine au cas où ce noceur aurait le vin mauvais et lui chercherait noise.

— C’est plutôt un bandit, un coupe-jarret, pensa De la Salle, en passant près du gaillard et le jugeant par sa mine. Soyons sur nos gardes, car il pourrait nous attaquer traîtreusement !

— Tiens ! un seigneur, se dit le soudard ; si je lui flanquais un bon coup d’épée dans le dos ?… Il doit avoir une bonne bourse sur lui !… C’est ça ! allons-y doucement !… Il dégaina et s’élança d’un bond de fauve sur le seigneur.

Celui-ci s’attendait à pareille tactique, aussi reçut-il l’attaque fermement. Son épée rencontra et croisa celle du drôle.

— Ah ! ah ! scélérat ! brigand ! dit De la Salle, je vais te faire ton affaire !…

Au son de la voix de Cavelier de la Salle, l’inconnu s’était arrêté et d’un saut bondit en arrière.

La porte d’un cabaret vis-à-vis s’ouvrit, et la lumière qui éclairait cet intérieur, glissa par l’ouverture en une traînée d’or enveloppant le gentilhomme.

L’ivrogne poussa une exclamation de surprise et de peur et s’écria :

M. de la Salle à Paris !…

De la Salle stupéfait regardait s’enfuir le misérable.

— Cet homme me connaît, se dit-il, ma vue l’épouvante et lui fait prendre la poudre d’escampette !… Que signifie cela ?…

Deux autres figures patibulaires venaient d’apparaître dans l’embrasure de la porte du cabaret, et notre ami crut plus prudent de s’éloigner rapidement de la scène.

Ce ne fut que fort tard qu’il réussit à fermer l’œil. Le cri de l’ivrogne lui revenait toujours à l’esprit. Cet être ressentant ainsi une grande frayeur en découvrant quel était celui qui l’assaillait, dénotait qu’à certaine époque il avait dû se trouver mêlé à quelque méfait contre De la Salle et redoutait sa colère.

Cependant ce dernier eut beau fouiller sa mémoire, il lui fut impossible de remettre aucun personnage à qui sa vue causerait un tel émoi. La nature enfin exigeant son tribut, le