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commodé ! Il ne reste parfois de tout un pantalon qu’une boutonnière ; on s’en revêt avec philosophie : la peau de ces misérables est si bronzée, si épaissie, si tannée qu’elle les habille pour les yeux et fait illusion aux passants. Dieu, qui mit en ce pays-là un lingot d’or dans tant de poitrines, y a revêtu ses enfants d’une peau de bure. Tout mortel accoutré de la sorte et montrant sa chair croirait déroger s’il se coiffait d’une toque ou d’un bonnet. Ils sont couronnés d’un peu de chapeau. Il en est ainsi des femmes, des mendiantes mêmes.

» Admirez sur les coussins de cet équipage attelé à la Daumont et conduit par un postillon de soie, admirez cette jeune duchesse radieuse d’élégance : un rapide coup d’œil sur cette capote de velours épingle, chef-d’œuvre parisien… Dans quinze jours la capote passera sur la tête de l’institutrice des enfants. Quatorze mois après la cuisinière la conduira au marché : l’objet engraisse en se déclassant. Une marchande en plein vent la retournera et la fera briller à l’envers : la voilà défleurie, cassée, dépenaillée, les ailes pantelantes comme un oiseau blessé. Alors une mendiante la ramassera dans le ruisseau, et reviendra en tendant la main montrer cette chose à la duchesse, qui ne la reconnaîtra pas. Mais la pauvresse a rapporté trois pence ; voilà du pain ? non, voilà du gin, et le soir on verra les enfants nus et grouillant sur un tas d’ordures, grignoter des épluchures de légumes, des carottes crues, des tronçons de choux ; puis tout ira dormir en un monceau sur quelques brins de paille écrasée. La délicatesse nationale relègue