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homme ne saurait avoir ni haine ni désir de vengeance, passions qui ne peuvent naître que de l’opinion de quelque offense reçue ; et comme c’est le mépris ou l’intention de nuire et non le mal qui constitue l’offense, des hommes qui ne savent ni s’apprécier ni se comparer peuvent se faire beaucoup de violences mutuelles quand il leur en revient quelque avantage, sans jamais s’offenser réciproquement. En un mot, chaque homme ne voyant guère ses semblables que comme il verrait des animaux d’une autre espèce, peut ravir la proie au plus faible ou céder la sienne au plus fort, sans envisager ces rapines que comme des événements naturels, sans le moindre mouvement d’insolence ou de dépit, et sans autre passion que la douleur ou la joie d’un bon ou mauvais succès.

Note 16

C’est une chose extrêmement remarquable que depuis tant d’années que les Européens se tourmentent pour amener les sauvages des diverses contrées du monde à leur manière de vivre, ils n’aient pas pu encore en gagner un seul, non pas même à la faveur du christianisme ; car nos missionnaires en font quelquefois des chrétiens, mais jamais des hommes civilisés. Rien ne peut surmonter l’invincible répugnance qu’ils ont à prendre nos mœurs et vivre à notre manière. Si ces pauvres sauvages sont aussi malheureux qu’on le prétend, par quelle inconcevable dépravation de jugement refusent-ils constamment de se policer à notre imitation ou d’apprendre à vivre heureux parmi nous ; tandis qu’on lit en mille endroits que des Français et d’autres Européens se sont réfugiés volontairement parmi ces nations, y ont passé leur vie entière, sans pouvoir plus quitter une si étrange manière de vivre, et qu’on voit même des missionnaires sensés regretter avec attendrissement les jours calmes et innocents qu’ils ont passés chez ces peuples si méprisés ? Si l’on répond qu’ils n’ont pas assez de lumières pour juger sainement de leur état et du nôtre, je répliquerai que l’estimation du bonheur est moins l’affaire de la raison que du sentiment. D’ailleurs cette réponse peut se rétorquer contre nous avec plus de force encore ; car il y a plus loin de nos idées à la disposition d’esprit où il faudrait être pour concevoir